Entretien téléphonique réalisé le 9 septembre 2002 depuis Paris par Eléonore Saintagnan avec Gianni Motti dans son appartement de Genève.
Certains artistes parlent d’art d’attitude. Te considères-tu comme un artiste d’attitude ?
J’ai une attitude à moi. Chacun est comme il est. Moi, je ne peux pas faire uniquement des belles choses, visuelles, formelles, pour mettre dans une galerie ; ça ne m’intéresse pas. C’est comme passer sa vie à chanter des litanies d’amour, des niaiseries, ça ne m’intéresse pas. C’est ce qui s’est passé pour «Dommages collatéraux». Normalement, on attend d’une guerre des armes, des choses pathétiques ; ces photos sont de beaux paysages, elles parlent de la guerre, mais sans les morts, les visages, l’émotion, tout ça. A Perpignan, ils ont fermé mon exposition. Ils disaient que j’aurais dû retoucher les photos.
C’est ce que tu as fait, non ?
Je les ai juste recadrées un peu. En plus on les a payées, ils avaient dit qu’ils nous les donnaient bon marché parce que de toutes façons, ils ne les utiliseraient pas, qu’ils ne pouvaient pas représenter la guerre avec ça. Ils nous les ont données sur un CD grand format. Je les ai invités à l’exposition, ils étaient étonnés de voir beaucoup de monde s’intéresser aux photos. C’était l’unique pièce qui parlait de la guerre sans mettre du pathétisme : on voyait d’abord quelque chose de beau, et ensuite on se rendait compte que quelque chose n’allait pas de soi. Alors le directeur est intervenu. Il y a une espèce de nouvel ordre mondial dans l’art, il faut rester dans les rangs. Finalement, moi, je n’aime pas trop rester dans les rangs. Sinon tu ne fais pas l’artiste, tu fais autre chose.
C’est ce qui est intéressant dans ton travail. Tu prends des risques. Pour ton faux enterrement à Ribarteme…
Ce n’était pas un faux enterrement. L’enterrement était vrai. J’ai annoncé dans la presse, à la page nécrologique, mon enterrement.
Mais peut-on se faire enterrer le jour de la fête de Santa Marta, où la coutume est que les personnes ayant frôlé la mort dans l’année circulent à cercueil ouvert pour remercier la sainte de les avoir sauvés ?
Quand quelqu’un est soigné d’une maladie grave, il loue, en offrande, un cercueil qui sera mis devant l’église et le curé rend la bénédiction. Mais ça, c’était dans les années cinquante. Maintenant, ils ne font plus ça. Moi, j’étais là -bas pour une exposition sur l’art et la mort au musée de Pontevedra, près de Vigo.
Et qu’y as-tu exposé ?
Rien. Ça coï;ncidait à deux jours près avec l’exposition, j’ai fait ça comme performance. J’ai présenté la vidéo pour la première fois six ans après, à la galerie Analix, à Genève, en 1995, avec la photo. Par contre, elle a été publiée dans des catalogues. Je ne fais pas l’action pour l’exposer. Parfois je donne le document à publier, mais j’aime bien avoir le recul et exposer après.
Sur cette vidéo, on te voyait sortir du cercueil ?
Non. On voit toute la procession et la messe. Après on nous voit entrer dans le cimetière, mais il y avait tant de monde que la personne qui filmait ne pouvait plus passer. Souvent je ne contrôle pas la fin de mes actions. A l’ONU, j’ai dû improviser une fin ; j’aime me mettre en danger et devoir trouver une solution le plus vite possible. Là , j’ai passé tout l’après-midi à écouter, puis après trois heures j’ai fini par prendre la parole, j’ai dit que ce sont toujours les gros pays qui mènent le bal, qui jouent aux paternalistes devant les petits pays qu’ils appellent « en voie de développement » comme s’ils n’étaient pas développés…ils leur font un grand sourire pour les faire taire, et après, rien ne se passe. Ensuite les autres m’ont suivi, ont pris du courage. A ma gauche j’avais l’Inde, à ma droite Iran, Irak, Japon, Italie. Puis il y a eu une pause. J’ai vu des policiers faire des signes vers moi, alors je suis parti. Mais ce n’est pas évident de sortir du palais des Nations Unies à Genève, qui est immense ; j’ai tourné en rond avant de sortir. Dix minutes après j’étais chez moi, tranquille, et c’est là que je me suis rendu compte de ce que j’avais fait. C’est comme dans la vie, il faut être toujours en alerte, pour ne pas se faire écraser par une voiture etc. Et en même temps, chaque fois, c’est une expérience.
Ont-ils su, à l’ONU, que tu étais Gianni Motti et non le représentant indonésien ?
Ils ont dû le savoir après. Ils reçoivent tout ce qui est en rapport avec l’ONU. Il y avait la presse, les journaux, la télé.
Existe-t-il un enregistrement de la séance ?
Non, mais il y a des scriptes qui font un rapport. Dedans, elles parlent du délégué indonésien ; c’est moi.
La photo qui est à la galerie Jousse, c’est une photo de presse ?
Non ; j’avais un petit Olympus sur moi, alors quand ils ont laissé entrer les photographes, j’en ai profité pour demander au délégué de l’Argentine de prendre une photo-souvenir. Ça l’a fait rire, il a dû penser que c’était pour ma femme. Par contre j’ai des photos de la presse du monde entier, qu’on m’envoie plus tard. Je ne suis pas au courant de tous les articles de presse qui paraissent sur moi ; souvent, des amis en trouvent par hasard et me les envoient. J’aimerais bien faire un très gros catalogue bien détaillé avec tous ces documents que j’ai emmagasinés, mais ça va prendre un peu de temps. En plus il y a beaucoup de choses en ce moment, entre Zürich, Perpignan, et puis en Allemagne où ils ont brûlé le drapeau…
Quel drapeau ?
C’est une pièce qui s’appelle « Tranquillity Base ». Officiellement c’est la réplique du drapeau qui est sur la lune, mais planté comme ça, ça fait occupation américaine. Un visiteur y a mis le feu en pensant, sûrement, que j’avais fait ça parce que j’adore les américains.
Tu as souvent des problèmes de ce genre ?
Ça arrive.
L’exposition « Capital Affair », avec Christophe Büchel, a été censurée elle aussi…
Elle a marché un jour, alors qu’elle devait rester presque deux mois. Cette fois, l’idée n’était pas d’aller regarder un musée, mais de toucher l’envie de trouver ces 50 000 francs suisses. Ça fait 200 000 francs français. Le maire n’a pas aimé cette histoire d’argent. Dans la conférence de presse, il a dit que ce n’était pas aux artistes de parler d’argent, qu’on était payés pour faire des formes, des images. Pourtant, là , il y avait des images incroyables : les gens cherchaient à quatre pattes, prenaient des échelles, des tournevis, ils faisaient des trous. Il y a des photos, des vidéos. A la fin du vernissages, les murs étaient assez abimés, mais c’était prévu dans le budget ; en plus, ils payaient cinq francs d’entrée. Et la personne qui aurait gagné les 50 000 francs nous aurait tenus au courant de tout ce qu’elle faisait avec cet argent. La pièce, c’était ça aussi. Ce qu’elle aurait acheté avec ces 50 000 francs, ou vécu, tout simplement.
On m’a dit qu’on t’avait proposé de restreindre la somme à 20 000 francs…
Tout était en ordre, le ministère de la culture avait accepté, il y avait des vigiles pour interdire l’entrée aux gens qui arriveraient avec des tronçonneuses. On ne s’attendait pas à ce qu’une heure avant la conférence de presse, le maire interviendrait et dirait : « 20 000 ou rien ». C’est une forme de censure camouflée, on n’a pas accepté. On a fait le vernissage quand même, malgré l’interdiction. Par contre, ça a créé un énorme débat à Zürich et dans le monde entier.
Tu prépares une exposition à la galerie Analix ; la galeriste Barbara Polla m’a dit ironiquement que vous attendiez que Berlusconi vienne vous censurer…
C’est une exposition en rapport avec Berlusconi. Il a édité un journal à 20 millions d’exemplaires qu’il a envoyé à tous les ménages en Italie. Ça s’appelle « Una storia italiana ». Il s’y vente de tout ce qu’il a fait. Il a mis les couvertures des revues, qui sont à lui. On le voit aussi avec ses enfants, en train de ramasser des fleurs… des choses que même Saddam Hussein ne fait pas.
En France, Jean-Marie Le Pen a fait à peu près la même chose pour sa campagne…
Là , c’est comme si c’était un magasine qui parlait de lui, mais fait par lui. Alors j’ai pris un parti plus intéressant. Dans la galerie il y a une colonne de cinq mètres de haut et soixante centimètres de diamètre environ. J’ai fait des chapitres : l’homme, le politique, le papa, le sportif, comme sur la colonne de Trajan, et tout en haut vers le ciel, on le voit avec le pape. Et aussi, cet été, à la Villa Médicis, pour une expo annuelle qui s’appelle « Tutto normale », les curators, un italien et Jérôme Sens, voulaient que je fasse quelque chose sur Rome. En visitant la ville j’ai rencontré un chanteur d’un vieux groupe mythique de musique punk du début des années 80, « Bloody Riot »,et je les ai invités à se reformer pour faire un concert. La villa était remplie de gens, il y avait plein de punks mélangés aux « gens biens » de l’art, le concert était très « hard ». L’affiche était la photo du ministère de l’intérieur à Rome après un attentat, et annonçait : « Bloody Riot in concerto à la Villa Médicis »,ça faisait très drôle.
Ta pratique consiste souvent à sortir du champ de l’art, à mêler des groupes de gens différents. Comment t’y prends-tu ? Comment, par exemple, as-tu réussi à détourner un car de japonais pour leur faire visiter une exposition d’art contemporain ? On dit que tu as dragué la guide…
Il faut toujours draguer un peu dans la vie. En Italie, il faut séduire toute la journée, sinon on est perdus. Rien n’est gagné ; il faut gagner son copain quotidien. < br>Il y avait une série de performances et la mienne était prévue à six heures.
J’avais une idée de ce que je voulais faire, mais j’ai essayé de rencontrer des guides japonaises et elles n’ont pas accepté, leur programme était déjà établi.
Comme l’expo a finalement été déplacée au mois de septembre, il n’y avait plus de japonais en ville. Une demi-heure avant, je n’avais rien. Je me suis promené au bord du lac et par hasard j’ai vu un bus plein de Japonais qui allaient visiter l’ONU. Je leur ai dit de venir voir l’exposition, mais ils ne voulaient pas. J’ai dû insister. Ce n’est vraiment pas facile de détourner un car de Japonais, parce qu’ils ont un programme prévu à la minute près. Je suis monté dans le car et leur ai fait un discours d’une demi-heure en leur disant que c’était le lieu où avait dormi Napoléon. Finalement ils ont applaudi et la guide a fini par accepter. Quand nous sommes arrivés au centre, les gens attendaient la performance. Le groupe est sorti du bus, a regardé un peu l’exposition, s’est fait prendre en photos avec les autres visiteurs, ont applaudi et sont repartis.
Si tu n’avais pas rencontré ce groupe, qu’aurais-tu fait ?
Il y a toujours les choses. Quand on veut quelque chose, on l’a. Par exemple, pour l’expo Transfert, j’ai découvert le jour même, sur Internet, qu’il y avait le championnat d’Europe de marathon. J’ai pensé à une solution pour que les 6500 coureurs fassent partie de l’exposition : rallonger la course de trois mètres. Je suis allé voir l’organisateur.
Il a accepté tout de suite ?
Evidemment, il ne voulait pas, parce que la longueur est fixée depuis les Grecs : 42, 195 km. En plus, imagine que dans les trois mètres, l’un aurait dépassé l’autre…Mais finalement je suis retourné le voir plus tard, on a bu un peu, et il a accepté. Quand il y a le désir, les choses marches. Après deux bouteilles de rouge, il m’a même proposé d’augmenter la course de cent mètres…
Les coureurs ont remarqué ?
Non, ils ne savaient pas. L’espagnol qui a gagné avait 200 mètres d’avance, il n’y a pas eu de problème. Ensuite on a pris une photo avec les trois gagnants devant le « Motti’s space ». L’inscription au sol a été rajoutée à la dernière minute, à l’aide d’une amie ; ce n’était pas prévu avec l’organisateur, mais j’ai pensé qu’il fallait un signe. La photo est sortie dans les journaux, et puis elle est rentrée dans l’art. J’aime les pièces qui partent un peu partout, qui ne restent pas uniquement dans le petit milieu de l’art.
Plusieurs jours plus tard, à la bibliothèque, j’ai découvert dans une revue que deux critiques suisses avaient fait, en s’inspirant de mon marathon, une discussion marathon : pendant deux jours ils ont parlé d’art et de philosophie jour et nuit.
Et le maillot « Xamax », comment vous l’êtes-vous procuré ?
Je l’ai pris dans les stocks, dans les vestiaires. J’y suis rentré comme journaliste. Tout le monde était concentré dans le match, ils n’ont rien remarqué.
C’était très facile. On est entrés sur le terrain et on a joué un peu pour s’entraîner, ensuite on s’est mis en rangs pour saluer, il y avait la télé qui commençait déjà à dire : « Mais ils sont douze ! »alors je me suis dit qu’il fallait que je sorte et suis allé m’asseoir à côté de l’entraîneur. C’est comme si j’avais fait le match ; de temps en temps je me levais pour être dans le champ. Ensuite je suis retourné m’habiller dans les vestiaires et je suis parti en courant.
Comment as-tu fait pour que l’équipe du Luzerner Zeitung accepte que tu apparaisses sur leurs photos ?
J’exposais au musée de Lucerne. Mais je voulais aussi intervenir en dehors de l’exposition. J’avais envie de réaliser ce projet depuis longtemps : apparaître sur plusieurs pages du même journal, être dans plusieurs lieux en même temps. J’ai demandé au directeur de s’arranger avec le journal pour que j’y intervienne. Il a essayé mais le directeur du journal a refusé, en disant qu’il partait en vacances le lendemain. Alors le lendemain, je suis allé voir l’équipe de photographes en leur disant que le directeur m’avait dit d’aller directement les voir. C’étaient des jeunes, le projet leur a plu, j’ai ainsi visité la ville, c’était même la bagarre entre eux pour que je les accompagne. Ils étaient très coopérants, ils me donnaient des directives. Au bout de trois jours où j’apparaissais sur quatre ou cinq pages chaque jour, des lecteurs ont commencé à appeler en disant de faire attention, qu’il y avait quelqu’un sur toutes les photos, alors j’ai arrêté. Quand le directeur est rentré, j’ai joué la naï;veté ; de toutes façons, c’était fait, et finalement lui-même a aimé.
Comme le journal de Lucerne avait accepté, celui de Berne a accepté aussi. Je pense que maintenant, d’autres journaux accepteront aussi.
A Châlons-sur-Saône, c’était le même principe : les organisateurs de l’exposition trouvaient dommage que le match de basket ait lieu en même temps que le vernissage. Selon eux, on ne mélange pas l’art et la vie. Pour moi, au contraire, c’était une occasion rêvée. Une heure avant le match, je suis allé poser mes affiches « Ciao mamma » sur celles de Mc Donald’s, juste sous les paniers. Le match était diffusé en direct sur canal+. Ensuite, j’ai su que Mc Donald’s avait payé 400 000 francs pour poser leurs pancartes à cette place stratégique.
Quel était ton programme pour la présidence des Etats-Unis ?
C’étaient les débuts d’internet. Clinton avait un site avec les photos de son enfance, alors j’ai fait la même chose. Il jouait au football américain, moi au football d’ici ; il jouait du saxophone, moi de la guitare. Et puis, j’ai mis un programme très hard, de gauche, je proposais par exemple, au lieu de bombarder la Yougoslavie, d’y diffuser des moyens d’information et de communication. Sur le moteur de recherche, dans la liste des candidats, il y avait Clinton, Dole, Perot, deux ou trois autres américains, et moi. J’ai commencé à recevoir énormément de soutien : de la gauche américaine, des Chiapas…j’ai envoyé 40 000 affiches qui ont été placardées un peu partout dans le monde, on a fait beaucoup de fêtes. Le slogan était : « Le meilleur pour un monde meilleur ». Le jour des élections, je suis allé à l’hôtel Intercontinental où se déroulait la soirée électorale et j’ai pris la parole avec l’ambassadeur devant les télés. Là non plus, je ne pouvais plus tout contrôler, des journalistes m’appelaient. Je ne suis pas américain, mais comme Clinton disait que « le monde est un village » et que dans un village tout le monde peut se présenter… Quelques années après, j’ai lu un article qui disait justement que puisque les enjeux deviennent mondiaux et non plus locaux, on aura bientôt le droit de se présenter aussi.
D’où te vient cette passion pour Öcalan ?
A Frankfort, à Manifesta, la plupart des lieux étaient à l’intérieur, mais j’ai vu cette île, qu’ils appellent l’île aux oiseaux et sur laquelle on ne peut aller pour des raisons écologiques. Elle m’a plu à cause du petit Manhattan qui est derrière. Dans le journal « La Repubblica », ils parlaient d’Öcalan, qui est enfermé depuis trois ans dans une prison de 13mètres carrés sur son île en Turquie et oublié complètement. J’ai appelé l’association kurde pour qu’ils me donnent une photo de sa cellule, et j’en ai fait sa réplique exacte sur l’île aux oiseaux. Derrière, on voit ce petit Manhattan : l’isolement, et le capital. C’est très simple.
A Frankfort il y a beaucoup d’émigrés turcs et kurdes, et un jour ils ont fait une manifestation où ils sont allés sur l’île en bateau. Et le hasard a fait qu’il y a un mois, avant la fin de l’exposition, la peine de mort a été abolie en Turquie. Öcalan reste emprisonné tout de même. Le hasard a beaucoup d’importance dans l’art ; on fait quelque chose, et plein d’éléments extérieurs viennent se greffer dessus. C’est un peu comme mettre de la musique sur une vidéo : il y a toujours un lien qui se crée, quel que soit le morceau qu’on choisit.
Tu as fait venir un profiler dans une de tes dernières expositions.
Oui, on a fait une vidéo : il analysait les pièces, c’était génial de l’entendre parler. Maintenant, on va faire un film. Ça crée des liens ; tous ces gens avec qui j’ai travaillé, je les recontacte après. Par exemple, chaque fois qu’elle sort dans la presse, j’envoie au magicien la photo où il me fait léviter, il la met dans son book et est très fier auprès de ses collègues de dire qu’il travaille dans l’art contemporain.
Comment a-t-il fait ?
Ça, je ne peux pas le dire. Mais c’est vrai aussi, il existe une vidéo, ce n’est pas un montage sur Photoshop.
Qu’est-ce que l’affiche « I never told nobody to lie » ?
Je travaillais avec Pipilotti Rist pour l’ exposition nationale suisse. Un soir, il y avait une grosse fête, nous avions un peu bu et on a commencé à se rouler des pelles par terre. Le lendemain, la nouvelle courait déjà partout que nous sortions ensemble. Alors on a décidé, comme ça, en rigolant, de faire une affiche avec la phrase que Clinton avait dite pour l’affaire Levinsky : « I did not have sexual relations with that woman. I never told nobody to lie, not a single time –never ». Sur l’affiche, c’est Pipilotti.
Comme cette affiche date de la même période que l’édition du catalogue chez Pro Helvétia, je pensais que la deuxième partie de la phrase, « I never told nobody to lie », était en rapport avec les témoignages du catalogue. Je me suis prise à imaginer que toutes les actions racontées étaient des fictions.
Je me garde bien de faire des fictions. Il y a toujours des documents, j’y tiens.
Parfois les gens trouvent mes actions tellement invraisemblables qu’ils pensent que ce sont des fictions, mais non. Tout est vrai.
Est-ce que le fait que ton travail se diffuse par le bouche-à -oreille, et soit ainsi transformé, te gêne ?
On ne peut pas tout contrôler. J’aime l’idée que des gens puissent passer une soirée entière à se raconter mes histoires, comme les conteurs en Afrique. Donner à raconter, c’est déjà pas mal. Souvent les versions transformées par les distorsions du bouche-à -oreille sont une source d’inspiration pour moi. Par exemple, pour les élections américaines, j’avais fait mon site sur internet sans avoir présenté ma candidature. Des personnes qui me connaissaient ont cru que je m’étais présenté ; je n’ai pensé à faire les affiches de ma candidature aux présidentielles que parce que des gens avaient dit que j’en avais faites.
Les témoignages de ton catalogue sont surtout écrits par des personnes qui travaillent dans le milieu de l’art. Pourquoi pas des témoins extérieurs ?
Parce que ce sont eux qui voient les actions. Je leur ai dit : « Ne parlez surtout pas d’art, dites juste ce qui s’est passé. » Le témoin du détournement du car de japonais n’est pas critique d’art ; elle faisait juste partie du public. Donc, forcément, du monde de l’art. Il y a aussi un aspect économique : ce catalogue n’a pas coûté plus de 5 000 francs français. Souvent mes œuvres coûtent 0 franc et produisent un effet incroyable. C’est comme dans la vie : je fonctionne avec peu d’argent. Quand il y en a, tant mieux, mais je ne cours pas après l ‘argent. Je ne suis pas pour autant contre la dépense en art ; ce que je trouve dommage, c’est quand des pièces ont coûté très cher et qu’elles sont nulles : uniquement formalistes etc. Ma montre qui fait le compte à rebours de l’explosion de la terre a coûté plus de 40 000 francs. Il est stipulé dans le contrat de vente que les propriétaires devront l’adapter aux nouvelles technologies. Le MAMCO de Genève et celui de Zürich en ont acheté une chacun ; pour l’instant je garde les autres.
Elle est alimentée par le soleil, et c’est aussi ce dernier qui la détruira. D’un côté, les dixièmes de seconde défilent très vite, et de l’autre, les dizaines de jours, d’années, de millénaires, semblent bloqués. En fait, c’est un cadeau empoisonné pour les générations à venir.
Pourquoi apparais-tu masqué sur les photos de tes premières revendications de catastrophes naturelles (le crash du Challenger et le séisme californien), alors que sur celle du tremblement de terre dans la région Rhône-Alpes, on voit ton visage ?
Ce ne sont pas mes premières revendications ; j’en avais déjà fait d’autres auparavant mais je n’ai pas eu de retour. Dans les années 84-85, c’était plus dur, plus dangereux que maintenant. Ces pièces de revendication, c’est une réaction au mythe de l’artiste créateur. Je ne crois pas à l’inspiration, c’est une invention. Je n’ai jamais fait de l’art artistique. J’essaie d’oublier l’art pour faire de l’art, comme les chinois qui disent que pour nager, il faut oublier l’eau.
Pourtant, tu revendiques tes actes en tant qu’actions artistiques.
Comme j’ai fait les Beaux-Arts, je suis dans ce milieu d’artistes et d’étudiants. Pendant plusieurs années, je n’ai rien présenté dans des galeries. Je n’ai jamais cherché à exposer, mais on m’a demandé de le faire.
Tu as fait une école d’art ?
Oui, à Florence. J’ai arrêté après trois mois. Les choses arrivent comme ça ; moi, je fais de l’art comme quelque chose de normal, comme on mange. Plus c’est compliqué, plus on a tendance à ne rien faire. Je sais que beaucoup d’artistes, avant de faire une œuvre, doivent demander un budget au ministère, ont besoin de la bénédiction du monde de l’art, sinon ils ne font rien. Moi, j’essaie de faire le moins d’efforts possible.
Je préfèrerais aller en prison que de rester enfermé dans un atelier. Mon atelier, c’est la rue, la vie.
Je dis souvent : « Je n’ai pas besoin de l’art, c’est lui qui a besoin de moi. » Je ramène des choses dans l’art, mais elles ont déjà été consommées ailleurs.
Généralement c’est le contraire : d’abord les œuvres sont présentées dans le milieu de l’art, puis si elles deviennent populaires, les autres les découvrent aussi.
Et tu arrives à vivre comme ça ?
Oui.
Pourtant tu fais des « cushy jobs »…
Je l’ai fait un peu quand j’étais étudiant, et cela m’a donné de faire cette série, qui est présentée cette semaine au FRAC Bourgogne.
Pourquoi as-tu choisi de vivre en Suisse ?
Parce que mes parents étaient immigrés en Suisse. Je suis resté vivre chez une tante en Italie. Maintenant j’ai une petite base à Genève, mais je vis à gauche, à droite. Je suis Italien.
Tu enseignes aux Beaux-Arts de Grenoble. Qu’est-ce que tu enseignes ?
J’enseigne la vie. Un ami m’a proposé d’enseigner, j’ai accepté, mais j’arrêterai l’année prochaine, je n’ai plus le temps. J’enseigne à être souple, léger, que les choses sont partout et qu’elles sont très simples. Dans l’histoire de l’art, tout fonctionne avec des mythes. Certains artistes contemporains font croire qu’il y a quelque chose d’obscur dans leur travail, en gardant mystérieusement le silence, mais ce n’est pas vrai. On cherche des détails transcendants à interpréter, alors que la plupart des œuvres d’art ont été faites beaucoup plus simplement qu’on le croit. Je suis sûr que l’idée du porte-bouteille est venue à Duchamp pendant qu’il buvait un pot en rigolant avec des copains. Man Ray a découvert la solarisation en oubliant des objets sur une feuille. Je connais de vieux artistes italiens qui étaient des amis de Manzoni. Son père avait une fabrique de viande en boîte qui s’appelait « Manzotini ». Tous les italiens en mangent depuis le début du siècle. Manzo signifie  » veau  » en italien. Piero, lui, ne faisait rien pendant que son père travaillait : il faisait l’artiste. Un jour, son frère, fâché, lui a dit : «Tu es un artiste de merde. » Alors, le soir, il est allé chier dans les boites pour emmerder son frère. C’est venu comme cela, comme un jeu. Cette histoire n’enlève rien à son travail ; elle est connue mais personne n’en parle. La photo de l’étoile que Duchamp s’était rasée sur le crâne, est maintenant considérée comme une pièce artistique, alors que c’était un amusement d’un soir. Pourquoi un artiste devrait-il souffrir ? En Italie, on n’a pas ce mythe de l’artiste maudit. La souffrance est venue du Nord. En plus, tous ces « maudits » qui étaient à Paris étaient des fils de bourgeois…
Vendredi, il y a eu une expo dans des bunkers, dans la montagne. J’avais une gravure de Beuys chez moi, je me suis dit qu’il serait très bien dans un bunker.
C’était très simple et cohérent, et ça a beaucoup plu.
Les choses viennent toutes seules, il ne faut pas aller les chercher. Dans ton questionnaire, tu me demandes souvent « comment j’ai fait pour… » , mais il n’y a pas de recette. Une attitude, peut-être, mais pas de recette. Jamais on n’a autant parlé de s’adapter qu’aujourd’hui. Il faut être en alerte, comme un chat devant un trou : tranquille, il attend, et quand la souris sort, il lui saute dessus.