Tous les prétextes sont bons. Le thème de départ du spectacle « Genre oblique », traité par ailleurs et par d’autres médias (la littérature, l’opéra, le cinéma et même le flamenco : cf. le ballet éponyme de Sara Baras créé en 2000), est celui, romantique et passionné, en un sens précurseur, de l’«amour fou», inspiré par la vie désenchantée de Juana la Loca (Jeanne la Folle), fille des rois catholiques. Reine nominale manquant de discernement, jugée incapable de gouverner en raison d’un fort penchant pour les arts, elle est embastillée et mise sous tutelle pendant près de cinquante ans, d’abord par son père, Ferdinand d’Aragon, puis par le plus célèbre de ses fils, Charles Quint.
Dans l’ensemble, les comédiens sont convaincants, techniquement au point, même si, selon nous, ils se situent un peu trop dans la tradition des conservatoires d’art dramatique d’antan. Certains, comme l’excellent Jean-Baptiste Veyret-Logerias, semblent particulièrement à l’aise, en théâtre comme en danse — ou en transe: son solo de pénitent grahamien, de possédé rouchien, de prédicateur alvinaleyien mériterait de s’inscrire dans les annales du contemporain.
Sans compter le talent poly-expressif de Miss Roser Montlló Guberna, qui est à la fois une chorégraphe d’une grande originalité, une danseuse subtile toute en muscle et en nuances, l’auteure du monologue le plus fin de la soirée, déclamé du haut de la tour d’ivoire d’un château en Espagne en carton-pâte (conçu par Clédat et Petitpierre, les seuls à respecter la cahier des charges du sujet imposé), une comédienne éloquente, une chanteuse plus que convenable et, qui plus est, une épatante manieuse de castagnettes!
Sa camarade de jeu, Brigitte Seth a, quant à elle, un grain. Et elle en joue. Un peu trop, par moments, sans doute. On est ici dans l’esprit d’un théâtre de l’absurde finalement pas très actuel, dans le genre années soixante, Beckett ou Ionesco, vous savez bien! Ce comique qui ne fait pas rire, cette sorte de « café-théâtre » métaphysique. Son personnage de femme bien en chair et tout à fait anxieuse se cherche et finit par se trouver, quelque part entre Catherine Jacob et Zouc, pas bien loin d’une Maillan ou d’une Roumanoff.
Les passages d’un incessant striptease sont finement éclairés par Dominique Mabileau, façon Ribera. La chair fraîche des danseurs prend alors des teintes hépatiques, comme chez Freud (le peintre, pas son aïeul qui a réussi à se faire un prénom!). Le gris et blanc des tuniques unisexes des interprètes — un parti-pris qui était déjà celui des costumes du ballet Donaires (2004) d’Ana Yepes — peut rappeler les noirs et blancs des personnages du Greco dans son Enterrement du comte d’Orgaz (1588).
La bande musicale live du percussionniste Jean-Pierre Drouet et du trompettiste Geoffroy Tamisier est enrichie de quelques accords synthétiques, de bruits, de rumeurs et autres prières du soir. Le choix de la B.O. peut se discuter: a-t-on besoin, sous prétexte de théâtre dansé, d’opératique, d’opérette ou même d’espagnolette (terme qui ne désigne pas seulement un système de fermeture de fenêtre mais également une camisole en ratine comme celles que portent les interprètes ainsi qu’une danse de théâtre datant de l’époque baroque) de se référer ainsi au Tanztheater wuppertalien en lui empruntant jusqu’aux marches siciliennes, revues et corrigées par Nino Rota, que Pina Bausch découvrit comme tout un chacun dans le film de Coppola Le Parrain (1972-74)?
Pour le reste, rien à dire. La grosse caisse de Drouet tonne efficacement en début de soirée comme un tambour de Calanda extrait de L’Âge d’or (1930) de Buñuel et Dali — à un moment, la chorégraphe demandera à ses danseurs de se tenir la tête, un peu comme Gaston Modot dans une scène de ce même film. On a également droit à un paso doble exécuté avec la complicité du trompettiste Geoffroy Tamisier. Ce dernier ne tarde pas à nous gratifier de deux chorus, l’un claironné triomphalement façon Satchmo, l’autre, tamisé, plus à la cool, échafaudé dans le style Miles de la période bleue.
Enfin, plusieurs morceaux de bravoure chorégraphiques relancent l’intérêt de la pièce au moment où elle manque être plombée par le complot des histrions. On pense au magnifique solo de la danseuse en équilibre précaire sur son tabouret pivotant qui, comme les protagonistes, ne cessera de tourner en rond. Au pas de deux léger et sautillant entre la chorégraphe et Rodolphe Fouillot. Ou à la sortie en beauté, dialectique, par le mur du fond, de Jean-Baptiste Veyret-Logerias à l’issue de sa variation afro.
Ou encore au numéro de music-hall surréaliste avec un trio de danseurs qui se retrouvent sans queue ni tête…
— Mise en scène et chorégraphie: Roser Montlló Guberna et Brigitte Seth
— Texte: Roser Montlló Guberna et Brigitte Seth
— Musiques: Jean-Pierre Drouet, Geoffroy Tamisier, Banda Ionica
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Assistante à la mise en scène: Dominique Brunet
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Lumière: Dominique Mabileau
— Univers sonore: Antisten
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Scénographie et costumes: Clédat et Petitpierre
— Musiciens: Jean-Pierre Drouet (percussions), Geoffroy Tamisier (trompette)
— Acteurs et danseurs: Dery Fazio, Rodolphe Fouillot, Roser Montlló Guberna, Jordi Ros, Brigitte Seth, Jean-Baptiste Veyret-Logerias
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Réalisation costumes: Anne Tesson
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Régie générale: Stéphane Bottard