Bevis Martin & Charlie Youle
Generations
Si nous sommes à ce jour capables de comprendre et prévoir la forme qu’adoptera en grandissant un être vivant, nous ne savons rien ou presque de la croissance, du développement de la motte de terre ou de la forme dessinée. Quelle forme adopteraient-ils si on les laissait croître selon leur nature? Certains esprits chagrins considéreront la question saugrenue, mais elle s’avère centrale dans l’œuvre et dans les réflexions communes de Bevis Martin et Charlie Youle, qui nourrissent un intérêt ancien pour la physiologie et l’histoire des sciences, et dont les Å“uvres sont autant de contributions et réflexions sur les liens qui unissent création et découvertes scientifiques.
Les deux plasticiens ont proposé une expérience, ils ont soumis des images à des élèves, grands et petits, et se sont adonnés avec eux à une sorte de téléphone arabe visuel, faisant usage du dessin, de la terre, de l’émail: chacun devait dessiner de mémoire l’image fournie, avant de passer son dessin au voisin. Ainsi la forme se transforma, s’éloignant progressivement de son origine, par la magie des interprétations et des malentendus.
Les images de départ étaient tirées de Across Africa, récit de la première traversée de l’Afrique australe par l’explorateur britannique Verney Lovett Cameron. Cet ouvrage datant de 1877 est richement illustré de gravures réalisées par l’auteur, dans un souci d’offrir un aperçu des paysages, de la flore, de la faune, des us et coutumes et des traditions des régions traversées. Le dessinateur, cependant, devant l’aspect inédit du spectacle qui lui est donné à voir, interprète, «remplit» les vides par le biais de sa mémoire, cherche à établir quelque chose de reconnaissable pour le lecteur européen. C’est ainsi que la flore, les objets, les atours des tribus et des régions traversées prennent une forme parfois étrange, entre réminiscence de l’Angleterre et amplification de l’exotisme.
Le vernis rationnel de l’entreprise scientifique laisse peu à peu apparaître un aspect profondément expérimental et imaginaire. De même en art, l’abstraction des formes n’est-elle pas finalement qu’une étape dans un vaste téléphone arabe formel? Un malentendu contrôlé et mis à profit, l’expression d’un inconscient ou la volonté de donner à voir l’invisible…
Comme l’explorateur du livre, les deux artistes se sont saisis des résultats des expériences réalisées, et proposent des «instantanés», des étapes remarquables dans cette croissance de la forme. Sous couvert d’un jeu autour des sciences, c’est bien à une réflexion très sérieuse sur la création qu’ils se prêtent.