Le terme de «Gegenwartsdauer», qu’Alicja Kwade a façonné pour donner un titre à son exposition, est porteur d’une double signification se situant entre «la durée du présent» et «la persistance de l’instant». Par là , les œuvres d’Alicja Kwade interrogent les définitions scientifiques et philosophiques que l’on prête habituellement au temps ou au présent.
Parmi nos manières les plus répandues de représenter le temps, l’horloge demeure un outil incontournable, symbole de la révolution industrielle et des conceptions mécanistes du monde moderne. Ici, l’installation Gegen den Lauf présente justement une horloge des années 1930 dont le mécanisme est complètement déréglé. En effet, l’horloge tourne sur elle-même, tandis que la trotteuse, qui tente désespérément d’avancer, semble buter sur un obstacle invisible qui, au final, l’immobilise.
Dès lors, on peut penser que ce temps abstrait et «spatialisé», que l’on perçoit comme une suite d’intervalles juxtaposés que des aiguilles doivent parcourir, nous pousse à manquer l’essence même du temps qui, selon les termes du philosophe Henri Bergson, est «durée», c’est-à -dire un continuum fluide et indivisible.
En tout cas, cette horloge folle ne manque pas de nous interloquer. Elle nous fait éprouver le temps de l’attente, tandis que nous patientons, perplexes, devant son mécanisme, inquiets de savoir si, malgré son dérèglement, une lecture logique du temps peut tout de même s’effectuer. Hélas, les référents spatiaux et les conventions que l’on a établis pour tenter de nous repérer et de mesurer l’écoulement du temps, semblent définitivement détraqués.
Alicja Kwade tente ensuite de matérialiser un instant précis, qu’elle situe à une date bien particulière, à savoir le jour où un astéroïde risquait dernièrement de heurter la Terre. En ce sens, l’installation 15.02.03 propose l’image fixe d’un instant T, situé au 15 février 2013 à 18h51 précises. 15.02.03 se compose alors de huit plaques de métaux, dont la taille est proportionnelle à ce que l’on peut en obtenir pour la même somme d’argent, d’après les cours fixés en bourse au 15 février 2013 à 18h51.
L’installation apparaît ainsi comme la cristallisation d’un instant donné, suivant les valeurs marchandes en vogue dans nos sociétés, et les décisions plus ou moins rationnelles qui guident le cours des affaires humaines, et façonnent la construction de nos sociétés.
Un temps cosmique, infini et cyclique, semble également s’offrir à nous avec l’installation Saga (Spira mirabilis) qui se trouve encadrée par deux miroirs dorés (Die Eitlen (Aurum) 1et 2). Habituellement construite en suivant des cercles concentriques sur le sol, Saga (Spira mirabilis) connaît ici une nouvelle configuration, puisque les matériaux au sol forment désormais une spirale, dont les courbes se resserrent peu à peu, à mesure que l’on se rapproche de son centre. Ainsi, nous avons de moins en moins de place pour nous faufiler vers le cœur de cette spirale, comme si le temps se contractait et créait par là une dramaturgie allant crescendo.
On s’immisce donc entre des courbes de matériaux disséminés sur le sol, tentant d’accéder à la poignée d’une porte blanche située au cœur du dispositif. Cette poignée se trouve près d’une plaque rouillée, marque des séquelles du temps, et d’un miroir déformant altérant notre perception d’un espace qui se rétrécit irrémédiablement. De plus, une plaque transparente se situe juste devant la porte, nous donnant l’illusion de pouvoir l’ouvrir et d’accéder au mystère qu’elle renfermerait.
Cette porte apparaît alors comme un passage vers un espace mystique ou une dimension parallèle, qui détiendrait le noyau de l’univers ou l’essence même du temps. Pourtant, derrière cette porte, on ne trouvera rien, comme pour nous rappeler la vanité d’un temps impalpable dont la compréhension nous échappe. Cette spirale nous montre finalement que nous sommes non seulement prisonniers du temps et de sa fuite, mais que son essence nous demeure incompréhensible, irreprésentable. On pourrait toutefois penser que cette spirale nous renvoie vers un temps cyclique, à l’image des saisons, compris comme un «éternel retour» des choses, à la manière des tragiques grecs.
Si le temps est un cycle, destruction et renaissance, apocalypse et renouveau, se succèdent indéfiniment. Gegenwartsdauer représente alors des fragments d’arbre pétrifiés: d’un côté on trouve des morceaux de tronc assez conséquents, de l’autre, de petits éclats, presque aussi minuscules que des grains de sable. Entre ces deux pôles, un amas de fragments s’apparentant à des cailloux, constitue une zone intermédiaire permettant de passer du plus grand au plus petit, ou inversement.
Gegenwartsdauer peut ainsi se lire comme un mouvement linéaire de déconstruction ou de reconstruction suivant le sens que l’on adopte – comme si l’on pouvait se défaire de l’irréversibilité, en descendant ou remontant l’échelle du temps, suivant ses degrés intermédiaires.
Mais derrière l’impact que le temps laisse sur toute chose, comment reconnaître l’identité de chaque être? Si le bois devient caillou, puis sable, et enfin poussière, il revêt finalement différentes apparences au cours du temps. Dès lors, le temps, en modifiant l’allure de toute chose ou en la corrompant, bouleverse l’identité de toute chose et nous fait aboutir sur des apories, sans savoir s’il demeure quelque chose de définitivement fixe et stable malgré le temps qui s’écoule et soumet l’être au devenir.