Communiqué de presse
Werner Reiterer
Gaz hilarant et contingence
Commençons par une comparaison: Vaporization (2002) de Teresa Margolles et Untitled (1999) de Werner Reiterer. Teresa Margolles remplit une galerie avec une brume créée à partir d’eau utilisée pour laver les corps de la morgue de Mexico, ville où elle travaille. Avant d’entrer dans l’espace, le visiteur doit signer une décharge qui l’informe sur la nature de l’œuvre. Il peut ensuite s’immerger dans un espace dans lequel chaque particule d’eau en suspension porte en elle la mémoire de la mort. Werner Reiterer propose également au visiteur de s’immerger dans une pièce saturée de vapeur d’eau grâce un simple humidificateur posé à même le sol. Au mur est accroché un panneau en carton avec ces mots: This humidifier evaporates my sperm. Si les deux artistes ont recours au même matériau (l’eau vaporisée), on voit bien le fossé qui les sépare. Teresa Margoles nous impose un fait, Werner Reiterer nous demande de croire à un fait. La différence est énorme et marque deux tendances dominantes dans l’art d’aujourd’hui. L’une a connu son apogée lors la dernière Documenta avec ses wagons de travaux à tendance anthropologique et répond à un besoin d’un art soluble dans une culture qui exige des réponses précises et directes aux problèmes posés. L’autre trouve ses racines dans un art cultivant l’esquive, où l’interprétation de ce qui est donné à voir n’est pas imposé mais constamment brouillé et relancé sur d’autres voies, où le visiteur n’est pas considéré comme un sujet à convaincre, mais comme un voyageur infatigable, insatiable, fasciné par ce qui échappe à la perception immédiate. On l’aura vite compris, j’ai plus d’affinités avec cette dernière tendance; aussi parlerai-je plus en détails de l’œuvre de Werner Reiterer.
Il est intéressant de noter que les visiteurs, confrontés à une œuvre de Reiterer, émettent pour la plupart un petit rire nerveux. Prenons par exemple: Anfänge der Raumfahrt (Beginning of Space Travel), 2002. Un chat se retrouve « collé » au plafond après qu’on lui ait enfilé un tuyau dans le rectum, tuyau relié à une bonbonne d’hélium. « Ohoh! Oh non, ce n’est pas vrai! » se dit-on d’abord. On se ensuite rend compte qu’il s’agit d’un vrai chat. « Oh si! il l’a fait! ». Mais s’agit-il d’une mise en scène avec un chat empaillé? Ou le résultat d’une expérience que l’artiste aurait menée juste avant le vernissage avec un chat vivant? Impossible de le savoir. Il s’agit bien d’une bouteille d’hélium, le chat semble en état d’apesanteur, les yeux trahissant un effet de surprise, l’air de ne pas comprendre ce qui lui arrive…
Werner Reiterer a un grand projet pour New York: utiliser les tubes qui servent normalement à canaliser les vapeurs sortant des tuyaux souterrains. Il a élaboré une marche à suivre en quatre points et demande à chacun d’entre nous de participer en collant sur le haut des tubes les lettres « Laughing gas ». Dernier point, très important: rire. En général, quand on nous demande de rire sur commande, cela ne marche jamais. Donc si d’aventure nous en venions à rire en participant à ce projet (physiquement ou mentalement, c’est égal), c’est que les vapeurs en question sont véritablement du gaz hilarant.
L’élément gazeux, sous forme de gaz hilarant, d’hélium ou de sécrétion évaporée, forme un élément central dans l’œuvre de Reiterer. Ce n’est pas que l’artiste ait quelque conviction new age sur la nature ultime des choses. L’élément gazeux est immatériel, voire invisible. Pour l’artiste, voilà la nature exacte de l’art. Ce qui est donné à voir est une chose, ce que l’on croit, l’histoire que l’on se raconte est tout aussi importante. Ses œuvres sont ainsi marquées par la force de la contingence. Ce que l’on voit est « possible mais non nécessaire ». Il pourrait « ne pas être » mais il est là . Et comme Sartre le remarquait dans La Nausée, « la contingence n’est pas un faux-semblant, une apparence qu’on peut dissiper; c’est l’absolu, par conséquent la gratuité parfaite. (…) Quand il arrive qu’on s’en rende compte, ça vous tourne le cœur et tout se met à flotter. » La contingence contient toujours en germe un sentiment d’absurdité. L’absurdité ne peut se développer qu’au-delà de ce qui n’est pas nécessaire et Werner Reiterer veille à ce qu’elle puisse donner sa pleine mesure. Par exemple lors d’un projet dans l’espace public à Salzburg: l’artiste a recours à un réverbère installé devant un bâtiment public et l’adapte de manière à ce qu’il tourne sur lui-même lorsqu’un passant s’approche. Le reste du temps, on ne le remarque pas: il s’agit d’un réverbère tout ce qu’il y a de plus banal. Sur le toit du bâtiment est installé un drapeau. Dès qu’une personne utilise l’ascenseur à l’intérieur du bâtiment, le drapeau se met à monter et descendre sur sa hampe en suivant ainsi le mouvement de l’ascenseur. Sans activité humaine, l’œuvre n’est qu’un fantôme. Invisible mais possible, elle contient cependant cette envoûtante potentialité d’une « gratuité parfaite ».
critique
Is This Air Speaking?