ART | INTERVIEW

Interview : Gary Hill

Rencontre avec Gary Hill, le 26 septembre 2002, dans le cadre de l’exposition "Maquis" au Plateau (19 sept.-24 nov. 2002) publiée dans Maquis, Le Plateau Frac Ile-de-France, La Lettre volée, Bruxelles, 2002.

Eric Corne. Nous avons choisi ce parti pris avec chaque artiste de l’exposition Maquis et de manière générale avec tous les artistes qui sont présentés au Plateau, d’organiser une rencontre publique. Je remercie Gary Hill d’avoir accepté ce principe. Je le remercie aussi parce que quand je l’ai rencontré, au mois de janvier dernier, quand je lui ai demandé s’il acceptait de venir montrer son travail au Plateau, il a tout de suite été d’accord pour que Accordions, The Belsunce Recordings, la pièce produite par La Compagnie, une association d’artistes de Marseille, vienne ici. Nous nous réjouissons vraiment de cela. Le principe de cette exposition Maquis, c’est notamment une recherche sur le temps. Recherche pour laquelle Accordions, The Belsunce Recordingsà travers l’effacement des rythmes, des visages, des paysages, est extrêmement importante. Christophe Domino va être le médiateur, le traducteur de cet échange, puisqu’une rencontre est toujours un échange.

Christophe Domino. La situation de parole qui nous réunit me met dans une position impossible – et délicieuse pour cela même ! J’ai en effet à adresser des questions, les vôtres et les miennes, à Gary Hill, mais aussi à traduire ses réponses. J’ai en somme à faire, au travers de l’artiste, les demandes et les réponses. Or la question de la traduction est doublement importante. D’abord tout simplement parce que je ne suis pas traducteur, et suis donc là plutôt dans un rôle d’intermédiaire. Et surtout, parce que la question de la traduction n’est pas seulement une question de rhétorique de l’oralité, elle est aussi, précisément, un enjeu dans le travail de Gary Hill. Aussi, être en position de traduire Gary Hill est doublement délicat. Gary, la traduction est-elle une des questions que pose votre travail ? Vous travaillez volontiers sur cette situation précise de la traduction : comment on passe d’un langage à un autre, comment le sens se déplace. La matière de votre travail est souvent le langage : vous travaillez sur une manière d’appréhender ou d’incorporer le langage. Souvent la question de la traduction est une question d’incorporation ou de « décorporation ».
Gary Hill. Oui, l’idée de la traduction est une question prééminente dans certaines de mes œuvres. Je ne sais pas si c’est au cœur de ce que je fais, mais ça en est proche. Je crois que la traduction, c’est d’abord quelque chose que les gens font : on ne peut pas vraiment en donner une représentation. Pour traduire, il faut imaginer une façon différente de dire les choses. Moi, je ne peux pas me permettre de traduire ce que les gens entendent par tel mot, tel son. Je ne peux pas interpréter ce qu’ils désignent par là.

Christophe Domino. Vous travaillez précisément sur la relation entre l’image et le langage ?
Non, pas du tout. Je ne travaille pas entre l’image et le langage. Sinon la traduction devient une chose très compliquée, très embrouillée. On a tous une conception fausse de l’image et du son. Il est impossible de trouver une corrélation entre l’image et le son qui propose vraiment un parallèle à la manière dont la traduction essaye de transposer dans une langue une idée enfermée dans un autre langage. Ce sont comme deux bateaux qui avancent dans la nuit, deux parallèles qui ne se croisent jamais.

Christophe Domino. Chaque plan de langue comme d’image demeure donc sans rupture de continuité. Est-ce alors plutôt sur le parallélisme de ce qui se passe d’une langue à l’autre, ou dans les glissements entre les images, que se fait votre travail ?
Je pense que le son est une expérience plus physique que l’image. On pourrait trouver une autre façon pour que l’image soit plus physique. Je crois que je travaille plus entre ces choses. La traduction prend ici toute son ampleur. Le moment où chaque langage devient quelque chose que… On parle de choses qui sont aux marges du sens entre son, vibration, c’est ce qui fait que ça devient langage.

Christophe Domino. Revenons à ce lieu précis qui est désigné quand Gary Hill pointe le mot de « in Between », à cette idée d’écart, de l’entre-deux qui a fait titre dans un certain nombre de pièces anciennes, Between Cinema and a Hard Place de 1991, par exemple. L’espace de l’entre-deux était clairement revendiqué au niveau même du titre. C’est dans cet espace que se joue le travail, et plus précisément encore sur la consistance phénoménologique du son, de l’image et du verbe. C’est dans ces champs de circulation là que ça se passe. La dimension phénoménologique des éléments est-elle une de vos préoccupations ?
Je pense, mais je dis seulement, je pense, parce que je ne me revendique pas d’un mot, et notamment pas de ce mot : phénoménologie. Je suis impliqué dans une approche phénoménologique du travail de mon être. J’utilise plutôt le mot de « techné », qu’il ne faut pas confondre avec l’idée de technique, ou de processus. Il s’agit bien plus d’un événement qui fonctionne à travers les matériaux, les processus, les systèmes comme la cybernétique, à travers le langage, le son. C’est de l’ordre de l’occurrence, de ce qui arrive.

Christophe Domino S’il y a de la phénoménologie dans votre travail, ce n’est pas en terme de référence à la philosophie et à un savoir philosophique, mais plutôt par la pratique, par la manifestation. Faire de l’art, ce pourrait être cela : faire de la philosophie en acte. Ce qui se dessine là, c’est précisément un espace de contact, ce lieu désigné par le « in between » précédent, par le « entre ».
Quelqu’un a dit un jour : « Je ne fais pas de la bioénergétique, je suis la bioénergétique ». Je pourrais dire la même chose : « Je ne fais pas de la phénoménologie, je suis la phénoménologie ». On se trouve au cœur d’un événement phénoménologique, c’est ce qui se passe en ce moment.

Christophe Domino Plutôt que d’en faire : en être.
C’est un happening ! C’est être, comme l’être humain. (It’s a happening, be, being, human being.)

Christophe Domino. Vous parlez de happening. Le français use aussi d’un mot plus ou moins équivalent, mais qui dans la langue anglaise a un sens plus précis, plus déterminé : c’est le mot de performance. Vous l’utilisez d’un côté comme un mot lié à la scène artistique et d’un autre côté, dans un langage plus pragmatique, il exprime simplement le fait d’agir.
Le langage en lui-même peut être quelque chose qui n’est pas seulement déclaratif, mais performatif.

Christophe Domino. Quelle est donc votre relation à la performance comme pratique artistique ? Votre travail relève-t-il de la performance ?
Je pense que oui ! C’est bien de cela dont il est question, ce qui traverse les différentes œuvres. Il y a des connections et je suppose que l’on peut dire que les frontières, les bords sont constamment mouvants : ils dépendent des circonstances, de la phénoménologie.

Christophe Domino Il n’y a pas forcément d’opposition entre ces deux termes, il y a au contraire un lien entre la dimension performative du langage et la tradition artistique de la performance.
Il y a une question, assez trouble, dont je parle dans la pièce qui est installée ici Accordions, the Belsunce Recordings. C’est le principe de base que j’ai employé : l’irruption des images. Il est intéressant de voir ce dont procède cette irruption : la fermeture d’un espace, l’ouverture d’un autre.

Christophe Domino. En effet, dans la structure de Accordions, the Belsunce Recordings, le rythme des images est basé sur une logique d’ouverture et de fermeture de l’espace, selon un procédé dont le film expérimental est familier, qu’on appelle l’effet de « flicker », de battement de l’image : une manière de faire exploser l’image, visible pendant un très court temps, insérée entre des temps noirs.
Oui, mais avec l’effet du « flicker » c’est comme si le même mot revenait et revenait encore, pour objectiver le monde, le chosifier, l’arrêter, le suspendre. Ici, ce n’est pas de cela dont il est question : car il y a un facteur de changement dans l’image qui dépend de quelque chose d’autre. Il y a une idée d’isolement et aussi d’aller-retour, comme dans une dispute entre deux personnes : l’isolement s’amplifie, mais il n’y a pas de déplacement. Ça ne fait qu’augmenter.

Christophe Domino. Il n’y a donc aucune intention narrative, même minimale, dans l’emploi de cette technique. Il ne s’agit pas de raconter une histoire, de construire une dramaturgie ?
Imaginons que nous augmentions cette irruption. Poussons plus loin le processus. En fait, ce n’est pas une question de quantité de temps. La plus longue unité de temps n’est pas une minute, pas cinq minutes, ce n’est pas une heure, un jour, une semaine, ce n’est pas une année. C’est à chacun d’expérimenter le travail. L’expérience, le souvenir de l’expérience de ce moment peut dans la plupart des cas disparaître. Le moment a probablement une sorte de transcription. La majorité de l’événement se situe dans la régulation d’une personne qui essaye de jouer et d’utiliser ce moment d’espace-temps pour être ici. Donc l’expérience et toutes les expériences qui gravitent autour de ce moment n’ont pas vraiment de valeur particulière. Elles ne sont qu’un nœud que l’énergie viendrait entourer. Et ça, ce n’est pas du « flicker » film !

Christophe Domino. Le rapport au moment et à la durée, c’est bien ce que vise une pièce comme celle-ci. Le moment est peut-être le moment de l’image. La durée est très extensible : Gary Hill renvoie en effet à une durée qui est celle de la perception singulière, à l’échelle de durées longues. L’organisation de la pièce permet de revoir ces images à cette échelle de temps différente, de les transposer, il n’y a pas vraiment de scénario, même dans une pièce comme celle-ci qui a un rapport très concret au réel. C’est un travail d’artiste et pas de documentariste, un travail de conscientisation à l’échelle du spectateur. La temporalité est plutôt celle du récepteur, du spectateur que de l’œuvre elle-même. En tous cas, la description que vous faites au sujet de la longueur de l’image semble donner raison à la référence que nous avons faite à la phénoménologie. Votre travail n’est pas dirigé sur cette situation particulière, cette vie, cet endroit, ces gens : ce qui est essentiel, c’est bien plus la manière dont les images se construisent dans la conscience.
La structure que j’ai utilisée dans le traitement de ces images, pour ces gens peut être utilisée pour n’importe quelle série d’images, même pour des images où la figure humaine n’apparaît pas. Mais en l’occurrence, ce sont des images de personnes réelles, qui viennent de différentes parties du monde. Il s’agit bien de Belsunce, il s’agit bien de Marseille. Je ne suis pas resté assis dans mon studio : c’était important que ce soit fait à Belsunce et avec les gens de Belsunce. Des gens sont impliqués dans mon travail, comme Paul-Emmanuel Odin. Il travaille à la Compagnie. Il était particulièrement intéressé par une pièce intitulée Viewer qui montre des images de gens de la rue où je vis, à Seattle. Il y a un endroit qui s’appelle le « Millenary’s club », surtout fréquenté par des mexicains, des émigrants illégaux pour la plupart, qui attendent dans la rue de trouver un travail. Paul-Emmanuel et moi avons beaucoup parlé de ça, de Belsunce, de ce travail, de se rendre sur place, au cÅ“ur de Marseille… On entend le son de la pièce Accordions, the Belsunce Recordings.

Christophe Domino. Est-ce que vous savez à quelle image précisément correspond ce son ?
Oui, je pense que c’est cette femme qui danse dans un bar, mais je n’en suis pas sûr ! Quelque chose a transformé cette pièce malgré elle : elle a été enregistrée en juillet 2001, donc avant le 11 septembre. Cet événement a complètement changé la perception des gens sur mon travail et pas dans le sens où je l’aurais souhaité. J’ai donc donné un sous-titre à la pièce Belsunce Recordings, July 2001, pour qu’on comprenne bien que ce n’était aucunement une réponse aux événements du 11 septembre.

Christophe Domino. Que craigniez vous dans cette hypothèse ? Que l’on fasse une lecture socio-politique réductrice de cette pièce, trop marquée par le face-à-face avec l’histoire ?
Tout cela est encore très frais, très vivant dans ma mémoire. On ne peut pas vraiment dire que la structure de la pièce pourrait être appliquée uniformément sur n’importe quelle nature d’images. Mais je n’ai évidemment pas été à Belsunce dans l’optique de réaliser des portraits d’une communauté, d’un groupe de personnes, d’un truc identitaire ou quelque chose comme ça. J’ai simplement essayé d’être sur place à 100% et avoir cette relation de un à un, de un à deux, de trois à un avec les gens. Avoir cette expérience relationnelle en étant sur place, en enregistrant, en participant à une fête, ou en invitant des gens à venir face à la caméra. Pour Viewer que j’ai fait à Seattle, c’était plutôt quelque chose qui était constamment structuré. J’avais cette conscience de la structure : j’ai procédé en engageant chaque personne pour une heure. Je les ai filmés en pied. La seule consigne était de ne pas regarder ailleurs. Comme ça, je pouvais extraire l’essence, et obtenir de voir ce que les gens pensaient, leurs impressions. J’ai essayé de faire des groupes de deux ou trois personnes. Mais j’ai compris que cela créait des liens entre eux et vis à-vis de moi, que cela entraînait une différence subtile. J’ai vite changé et j’ai filmé des personnes seules. Quand tu regardes la pièce, tu as l’impression de voir dix-sept personnes en face de toi. Je crois que l’expérience aurait été différente si elle avait été réalisée avec des groupes de deux personnes. Accordions, the Belsunce Recordings a été construite différemment, de façon plus ouverte. J’ai fait un tri énorme au montage, j’ai sélectionné des matériaux parmi de nombreuses heures d’enregistrement.

Christophe Domino. Concrètement, comment cela s’est passé ? Vous avez passé du temps à Marseille, vous avez marché dans la rue et filmé quand vous voyiez quelqu’un, quelque chose ou une situation qui vous interpellait ? J’ai du mal à vous imaginer en touriste ou en journaliste !
J’ai du mal aussi ! Parfois on a demandé aux gens leur accord pour filmer, parfois non. J’ai improvisé tout le temps. Beaucoup de gens m’ont dit qu’ils ne voulaient pas être filmés.

Christophe Domino. Vous vouliez des images précises : pas des images trouvées, en somme ?
La structure que j’avais envisagée dès le début, était la suivante. J’imaginais la prise de vue comme une sorte de promenade, m’arrêtant, m’attachant aux choses qui arrivent dans la rue, que ce soit un individu, une conversation, des voitures. Dans la réalité, on trouve une situation et on commence à s’y attacher, à s’affairer autour de cette chose : on regarde, on s’éloigne… Et de tout cela va ressortir une situation en temps réel, qui est toujours en perpétuel mouvement. Après, tout le procédé va être attaché à ça. Tout ce qui a été créé au fur et à mesure que vous vous rapprochez devient plus défini, plus cadré, plus précis. C’est une façon d’agripper quelque chose et plus vous vous en approchez, plus ça jaillit.

Christophe Domino. Là où la caméra — ou l’œil — s’approche, le principe de montage fait en sorte de casser toute empathie immédiate avec le sujet, toute complicité émotionnelle. Plus la caméra est près des choses et plus le besoin de construire une distance par la structure de la pièce se fait sentir. Elle est effectivement inversement proportionnelle à la manière de s’approcher du monde, comme un moyen, non pas de filtrer le monde, mais plutôt de distiller d’une autre manière la conscience qu’on en a.
Il y a deux ou trois choses de notre conversation que j’ai laissées en suspens, à propos de la traduction notamment. J’aimerais revenir sur cette irruption, parler de ce noir entre les images, ou plutôt de la relation entre le son et l’image, de cette idée de « l’entre-deux », voire de synesthésie. J’ai réalisé plusieurs travaux en relation avec cette irruption en utilisant de la lumière stroboscopique. Cette lumière était utilisée pour un effet d’explosion de lumière très brillante, éclatante.

Christophe Domino. En plus de la relation image-son, il y a quelque chose que vous avez souvent travaillé, c’est cette image stroboscopique qui était celle de la dernière exposition à la Galerie In situ, à Paris.
Oui, c’est une image stroboscopique. Mais on pourrait aussi parler de chambre réfléchissante. J’expérimente moi-même cette lumière, je la ressens. C’est presque comme toucher directement les neurones, c’est comme une façon de séquencer les neurones. Pour en donner une image, ce serait comme de tomber d’une falaise et faire l’amour en même temps, ou comme se baigner dans de l’eau en mangeant une pomme. C’est combiner des impressions neuronales dans un même processus. Cela nous amène à une question plus phénoménologique, voire philosophique, à partir des questions liées à l’expérience, aux relations entre sens et système nerveux dans l’expérience ?

Christophe Domino. C’est une visée de votre travail d’amener à cette sensation directe ?
C’est sans doute comme une énigme à la Wittgenstein. Parce que si on ne peut pas cerner la différence à travers le langage, alors y a-t-il vraiment une différence entre deux choses ? Je voulais préciser, en parlant de lumière stroboscopique, que j’utilise cette lumière, je l’associe à du son à très haute fréquence. En état de fonctionnement, l’installation produit un petit peu de bruit, qui est associé à cette explosion de lumière : on entend quelque chose de léger. C’est une dimension synesthésique, pour moi en tout cas, que ce son très haut, très aigu, un son supersonique, qui donne une sensation de lumière blanche. C’est là que le son rejoint la notion d’image.

Christophe Domino. … Dans l’idée de trouver un équivalent sonore à la puissance de la lumière stroboscopique, mais sans sa violence. Trouver un équivalent avec une certaine nature de bruit, de ce qu’est la lumière stroboscopique dans son énergie, sans pour autant que ce soit un bruit assommant ou encombrant ?
Il y a en tout cas une vision possible au-delà de ce que les yeux voient, une écoute possible au-delà de ce que les oreilles entendent. Peut-être s’agit-il de synesthésie, peut-être cela se passe-t-il au niveau du neurone, dans un espace où quelque chose d’autre peut se produire ?

Christophe Domino. Le principe de synesthésie serait celui qui permettrait que l’addition soit plus simple : addition de perceptions. Nous sommes là au cœur des choses. C’est le moment d’ouvrir la discussion : souhaitez-vous des précisions, avez-vous des questions sur ce qui a été dit ?

Public. J’ai une question à propos du son et de l’image de la pièce exposée ici. Peut-être que lorsque l’image subit un court-circuit, ça renvoie à l’écart entre l’image et les spectateurs, et peut-être que la sensation du temps en est aussi affectée ? S’agit-il d’un court-circuit dans le temps : temps de l’enregistrement, de la mémoire, de la réception, de l’histoire ? Et peut-être est-il question alors de l’échec de la communication par l’image, à cause de la rétention phénoménologique dans le présent et dans le temps qu’elle produit inévitablement ?
Parlez-vous d’un court-circuit entre temps réel de l’expérience de l’image et temps historique ? Je retiens le mot d’histoire. En fait, on ne peut pas vraiment avoir un œil historique avec cette pièce. Ce sont des Algériens, des Arabes à Belsunce, on ne peut pas le mettre dans une case et le définir comme une représentation, un portrait. Pour cette pièce, pour ce cas particulier, mon expérience du son vient juste en appui. Ce gros bruit très fort vient renforcer cette irruption physique des images. Il rend palpable l’irruption, c’est tout.

Christophe Domino. Le son serait là juste dans un effet de renforcement de l’effet de l’image ? C’est une singularité du son de cette pièce-ci, alors, car souvent votre stratégie est complètement différente. Cela tient au fait qu’il s’agit bien de son et non pas de texte, du discours écrit. C’est presque exceptionnel ?
En effet, tous les sons qu’on entend ont été enregistrés en même temps que l’image. C’est du son direct, pas du son travaillé.

Eric Corne. Le bruit est particulier : on a l’impression d’entendre un « hun-hun ». La voix est une impulsion électrique… Et là, à certains moments, c’est comme un mot que l’on n’arrive pas à formuler. Il y a une symbiose entre l’image et le son qui semblent bégayer.
On entend ces sons, effectivement, comme une perturbation. Par rapport à cette question du sonore, j’aime cette métaphore du court-circuit. Remembering Paralinguay, 2000 est une installation qui montre une femme qui produit des sons, que l’on regarde parce qu’elle produit des sons. Ce qui m’intéressait ici est différent. Le son pourrait s’interpréter avec la métaphore de l’arc électrique. À l’origine du court-circuit, il y a une erreur, quelque chose qui ne devrait pas se produire. Dans le phénomène d’arc électrique, les choses arrivent à un certain point où l’énergie se convertit en un événement presque catastrophique, mais pas forcément au point de faire tout disjoncter. Ce n’est pas la même chose que le court circuit : il s’agit plutôt d’arc électrique dans la relation son et image, dans les différences et les non-différences entre son image entre langage et son.

Christophe Domino. C’est vrai que si Gary travaille sur « l’entre », l’image du court-circuit semble trop définitive. L’arc électrique est beaucoup plus dans cette espèce de tension qui est l’objet du travail.
Je pense en tout cas que c’est électrique et pas acoustique.

Christophe Domino. Il y a de l’électricité ! La France est Hill-uminée, d’ailleurs : il y a des expositions de Gary Hill partout. Au Centre National de la Photographie, à Villeneuve-d’Ascq et au Fresnoy, dans le cadre de la même exposition Sans commune mesure, et ici au Plateau…
Je n’ai jamais vraiment planifié les événements, j’ai laissé les choses surgir !

Christophe Domino. Sans vous prêter d’intentions stratégiques ou calculatrices, ce n’est pas un hasard si vous avez trois pièces dans les trois lieux de l’exposition Sans commune mesureau Centre National de la Photographie. Ce sont trois œuvres très différentes par leur processus. À Villeneuve-d’Ascq c’est une projection, Goats and Sheeps, 2001, une double projection qui touche de manière très centrale à vos préoccupations, projection en noir et blanc avec une diction off de mots en anglais. L’image est en fait un double gros plan de mains de quelqu’un qui forme en langage des signes ce que l’on entend, qui traduit. Il ne se passe rien d’autre que cette succession de signes. Nous pourrions presque penser que l’objet du film est cet entredeux métasémiotique, faisant de la conversion langage verbal / langage visuel, l’enjeu unique de la pièce. Mais en même temps il y a là une qualité de présence de la voix, de présence de la diction qui est un signe reconnaissable de votre travail. Il y a aussi une qualité sur le jeu des mains, qui fait que l’écriture visuelle est un spectacle. On perçoit, entre autre, la difficulté d’énonciation à laquelle se confronte celui qui parle avec ses mains. Comment dit-on dans le langage des sourds et muets « main droite » avec sa main droite, « main gauche » avec sa main gauche ? L’équivoque entre ce que l’on entend et ce que montrent les mains fait mesurer l’opacité de tout code. Cette réflexivité mise en œuvre avec la précision qui vous est habituelle joue ici sur la manière dont deux systèmes de signification, deux systèmes de code, que ce soient l’image et le son, ou le texte, vont à la fois être en contact et en même temps toujours se manquer. Cette pièce-là est très emblématique. Pourriez-vous préciser en quoi il importe qu’elle se propose en diptyque ? Qu’est-ce qui se passe entre ces deux images ?
Le sujet du texte lui-même est très axé sur la dualité, le double. C’est sur l’impossibilité pour deux d’être la même chose, sur l’impossibilité d’une symétrie. Il y a deux mains, deux langages, deux sons. Donc pour moi il était évident qu’il fallait deux projections. Le titre de la pièce Goats and Sheeps est une référence significative. Dans l’Evangile de Mathieu, il y est question de la dualité symbolique des mains. La chèvre était dans la main gauche et les moutons dans la droite, mais les moutons comme la chèvre iront en Enfer. Ce titre induit par référence cette idée que quand il y en a deux, l’un est toujours différent de l’autre. La symbolique de la main gauche est ancienne. C’est un sentiment universel que de considérer la main gauche comme anormale par rapport à la droite, comme inégale, voire néfaste. Et moi je suis gaucher. C’est juste une de mes préoccupations : les mains, les chèvres et les moutons !

Germaine de Liencourt (Présidente du Frac Ile-de-France). Est-ce qu’on pourrait savoir quelles ont été les réactions des habitants de Belsunce à la vue du film ? Et je voudrais savoir si Gary Hill, pendant le tournage, a eu des difficultés, par exemple des gens qui ne voulaient pas être filmés. Il est tellement sympathique et a un tel contact avec les gens que ça a dû très bien se passer, mais est-ce qu’il y a eu tout de même des problèmes ?

Christophe Domino. Gary Hill signalait tout à l’heure qu’il avait fait ses tournages en compagnie de complices du quartier, et d’autre part qu’ils ont pu avoir des confrontations directes avec des réalités du quartier, qui n’ont pas forcément été faciles.
L’expérience que j’ai eue avec les gens pendant l’enregistrement était variée… Mais Belsunce est un très petit endroit et les gens se sont vite habitués à ma présence. Il y a eu des expériences moins drôles. Des coups de colère, disons vingt pour cent du temps, mais les relations se sont améliorées au fur et à mesure en partie à cause de cette façon que j’ai de me fondre dans le paysage… On a aussi lancé une invitation à une fête, il y a eu un groupe de musique, the Jerry Hill Band à La Compagnie. C’était devenu un événement dans la ville, sans doute pour les habitants, la présence de ce type qui traînait partout était surprenante. On se demandait ce qu’il faisait là, ce qu’il voulait. Mais quand on a montré le film aux gens il a eu un vrai succès; beaucoup de gens sont venus, il y avait, une affluence record à La Compagnie. Même après l’événement, les gens amenaient des amis.

Christophe Domino. Votre travail a eu lieu dans le cadre d’une résidence. Vous ne travailliez pas en artiste isolé face au monde : c’était un projet d’ensemble, concerté, préparé. Ce qui fait évidemment que l’inscription de votre travail et de la même manière le retour des spectateurs n’était pas dissociable de la situation d’ensemble. Vous n’étiez pas un chasseur d’images qui serait parti tout seul en confrontation avec une situation, au contraire. Vous venez de passer un long moment en Europe, plus d’une année. Quelle importance cela a pour vous de travailler ici ou ailleurs ?
Aucune. Mais je n’ai pas passé de très bons moments à Rome. Pas parce que j’étais à Rome mais parce que j’étais à l’Académie américaine. Ça n’a pas marché, je ne sais pas pourquoi. Belsunce est un superbe souvenir. Ça a été un moment très fort.

 

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