Gary Hill a spécialement conçu deux nouvelles installations pour l’espace de la Fondation Catier qui le soutient depuis longtemps. Deux œuvres très différentes, à la fois monumentales, ridicules mais profondément malignes et jubilatoires.
Sur un écran de projection immense, un aigle de synthèse, aux traits et aux mouvements schématiques bat des ailes et s’agite dans une cage formée par un large pylône électrique. Ses ailes frappent les câbles électriques et les font onduler. Chaque choc est accompagné d’un son de claquement de fouet diffusé à un haut niveau sonore dans toute la pièce.
Quand le bout des ailes frôle ou touche le bas de l’écran, une onde se répercute à la surface d’un bassin placé dessous, perpendiculairement à l’écran. Ce très grand bassin occupe toute la salle, comme la piscine d’un palais de péplum mais emplie d’huile de vidange noire.
Dans cette chambre d’écho, les images qui nous viennent à l’esprit se brouillent et se superposent : un palais de sultan (le bassin) confondu avec le ranch d’un cow-boy (le son du fouet) réunis par la fée électricité (l’installation audiovisuelle). Nous observons les mouvements répétitifs de l’oiseau, emblème américain, tout en découvrant progressivement le dispositif technique. Œuvre conceptuelle massive, Frustrum, procède du dédoublement. Chaque élément y est de double nature (animal/de synthèse, pylône électrique/puits de pétrole, écran/reflet, image/son) et semble ainsi neutralisé. Le symbole est dénoncé par la technique qui le figure.
A priori moins séduisante et moins spectaculaire, Guilt est une installation où cinq lunettes astronomiques sont braquées sur des pièces d’or. Dispersées dans l’espace principal de la Fondation, ces points de vues sommaires accentuent encore l’immatérialité de la salle vitrée du bâtiment débouchant sur le jardin et la rue. Telles des loupes, elles permettent de voir en très gros plan, magnifiées, des pièces d’or véritable qui tournent lentement sur elles-mêmes. Le sacré de cette matière lumineuse et précieuse est parasité par l’impression de voir, dans cette lunette, une démo d’image 3-D.
Pour ajouter à l’ironie joyeuse de ce cosmos en modèle réduit, Gary Hill a joué à César, il a fait graver son visage au dos de ses fesses sur les pièces. D’un coté, il donne dans le grotesque en se frappant de coups de poings ; de l’autre, il jette une rose sur son postérieur.
On regardera différemment les minces colonnes giratoires sur lesquelles sont fixées les pièces d’or en se souvenant que Hill a commencé dans les années 60 sa pratique par la sculpture sur métal, dans la lignée de David Smith ou Giacometti. Il semble faire là un malicieux retour aux sources. Ces autoportraits en Empereur burlesque sont par ailleurs couronnés de maximes latines : une autre façon de mettre du texte en boucle par rapport à ces vidéos passées. Clin d’œil facile et forcément ironique : sur la tranche de chaque pièce est inscrite la phrase de Guy Debord In girum imus nocte et consumimur igni.
Cinq enceintes en forme de nuages diffusent cinq textes différents (en anglais) au-dessus des œilletons des lunettes. Il parasite notre vision en nous interpellant, en voulant s’introduire dans notre manière de voir et de comprendre. Il commence chaque phrase par «YOU…» et parle à notre place tout en nous désignant.
Le titre Guilt (culpabilité) peut se lire comme un commentaire politique (honte d’être américain ?) ou religieux, mais aussi comme une autocritique. Il semble caricaturer de façon acerbe sa position d’auteur (l’homme battu et humilié des pièces d’or serait alors un ecce homo, le Christ aux outrages) et semble aussi parodier sa pratique du texte qui critique l’image ou la redouble, comme il l’a beaucoup fait.
On peut sans doute y voir une réflexion sur le statut de l’artiste et sur la légitimité de sa parole. Son visage est le point de fuite de l’œuvre, le centre de l’univers, il s’affiche comme l’empereur pillant les symboles et les cultures du passé (Rome, la lunette de l’âge des Lumières, les pyramides sur lesquelles elles sont posées). Une bien étrange mise en scène, qui, associée aux coups de fouets de Frustrum enfonce le clou d’un masochisme joyeux mais troublant.
Le travail de Gary Hill devient donc de plus en plus symboliste, jouant avec aplomb de l’envergure politique évidente de son travail. Les liens entre l’Empire romain et les États-Unis de Bush sont liés à cette avancée américaine sur les terres orientales tel Alexandre. Si ce genre de parallèle est toujours douteux ou facile, cela devient néanmoins, pour l’artiste américain, l’occasion de confronter sa pratique à des formes et des langages très anciens : l’invention du cunéiforme dans le cadre de son installation au Louvre (alors confronté au langage informatique), et la numismatique, les pyramides et les cosmologies antiques dans Guilt et les totems animaliers dans Frustrum.
Son symbolisme est aussi pétri d’humour et de distance. Hill, ici très proche de Mike Kelley, joue des strates de sérieux et de culture associés aux supports qu’il utilise. Cela passe ici par l’observation à la lunette astronomique de pièce d’or vues comme des bijoux sous verre (Cartier !) alors qu’ils sont dans le même espace que nous. Il force le spectateur à passer par une pensée pluri-dimensionnelle et multimédia (texte lus en latin, texte lu et entendu en anglais, sculpture, son, images, informatique, orfèvrerie artisanale). Chaque média est donc lié à une époque. Il réussit alors le paradoxe de faire un art archéologique, en strates temporelles multiples tout en allant vers de plus en plus de dépouillement. Guilt est une installation squelettique, l’anti-Bill Viola, un art qui sait rire de sa propre monumentalité muséographique et du poids vaporeux de la culture. Le signe d’un artiste libre, qui prend des risques et refuse de s’installer dans le confort de ses habitudes.
Gary Hill
– Guilt, 2006. Installation : lunettes astronomiques pièces d’or, moteurs, bois, éclairage, son. Dimensions variables.
– Frustrum, 2006. Installation : vidéo projection, bassin d’huile, moteurs, or, éclairage, son. Dimensions variables.