ART | CRITIQUE

Gakona

PIsabelle Soubaigné
@09 Mar 2009

La nouvelle exposition du Palais de Tokyo porte le nom de «Gakona», un lieu étrange du centre de l’Alaska. Constituée par les oeuvres de Micol Assaël, Ceal Floyer, Laurent Grasso et Roman Signer, elle joue avec les frontières qui séparent le factuel de l’imaginaire, le réel du fantasme.

Gakona est un petit village du centre de l’Alaska. A première vue il ne présente pas grand intérêt. Pourtant, c’est le lieu de nombreuses inquiétudes cristallisées autour du centre de recherche américain qu’il abrite et de son programme HAARP (étude de la transmission de l’électricité dans les hautes couches de l’atmosphère). Le secret militaire qui entoure les travaux qui s’y effectuent amplifie certaines rumeurs et la peur liée à l’électromagnétisme fait basculer la réalité dans la science-fiction.

Laurent Grasso explore les ambiguïtés entre réalité et fiction. Ses œuvres interprètent et questionnent les relations paradoxales entre la société, la science et  les technologies. Son installation HAARP est pour lui l’occasion de donner une image tridimensionnelle du programme éponyme. On peut observer l’installation de deux endroits différents.
D’un côté une percée opérée dans le mur encadre à la manière d’un tableau abstrait l’enchevêtrement de lignes grises qui se croisent. Les fils tendus entre les piliers métalliques et les blocs noirs posés au sol entre chacun d’eux créent une multitude de rythmes. Une limite nous empêche de pénétrer dans cette toile d’araignée. S’agit-il d’une mascarade ou y a-t-il un réel danger à explorer cette œuvre ? Laurent Grasso joue sur cette ambiguïté et sur nos angoisses. Il donne un visage à nos peurs.

Avec son installation Chizhevsky Lessons, Micol Assaël rend hommage à Alexander Chizhevsky, scientifique russe connu pour ses recherches sur l’influence de l’ionisation de l’air sur les êtres vivants. Micol Assaël présente ici une succession de plaques de cuivre, un transformateur, un générateur et un système de câblage qui transforment les particules d’air en anions, créant ainsi une charge électrostatique dans l’espace.
Après avoir signé une décharge, le visiteur peut traverser la pièce contenant l’ensemble du dispositif. L’immatériel devient une substance palpable. Une douce chaleur envahit le corps parcouru par d’étranges frissons. Toutes les sensations sont exacerbées. Micol Assaël implique le visiteur tant physiquement que psychologiquement. Elle nous convie à une introspection et à une analyse de nos rapports à l’espace et aux autres. Par la mise en garde de l’entrée nous forçant à faire un choix, elle semble nous dire «Serez-vous volontaires ou non pour vivre une telle expérience ?» La curiosité vainc les inquiétudes et les fantasmes que l’on peut avoir face aux risques à encourir. Rien n’est à voir mais tout est à ressentir. Nous allons à la rencontre du lieu que nous investissons de notre présence et nous prenons la mesure du poids de notre propre matérialité.

Le temps suspendu et l’attente sont aussi les médiums, les composants plastiques de «Gakona».
Table de Roman Signer flotte à l’entrée. Une soufflerie très puissante située sous le meuble et quatre fils accrochés à ses pieds lui permettent d’être en «lévitation». Le stratagème est parfait et la magie opère. Pour l’artiste, ce qui se passe avant, pendant et après l’œuvre est fondamental. «Le moment où, par exemple, un objet est dans l’air et qu’il tombe est très important. C’est comme un rêve». L’air propulsé par le sol est l’élément plastique qui met en scène le vide, l’espace de la pièce. L’objet devient prétexte à figurer le mouvement,  ses tensions mais aussi ses limites.

Juste derrière, une barrière de sécurité sépare le public d’une autre production plus monumentale et silencieuse. Deux parapluies se font face au dessus d’un énorme générateur. Leurs pointes se toisent. L’écart qui les unit laisse entrevoir l’issue de nos expectatives. Parenthèse, moment suspendu, le temps se dilate et prend corps. Où commence l’œuvre et où finit-elle. Ou plus exactement quand apparaît-elle et qu’est-ce qui la constitue vraiment? Le spectateur est partie prenante de l’installation. Il attend que quelque chose se passe, les yeux fixés sur la sculpture. Le dénouement ne tardera pas trop à venir et pourtant le délai pour y accéder peut sembler interminable. Soudain c’est le coup de tonnerre! La fin du spectacle est annoncée. Un nouveau laps de temps commence, une autre œuvre vient d’être dévoilée.

Dans la pièce d’à-côté Ceal Floyer présente Light Switch, projection d’une diapositive d’interrupteur sur un mur. L’illusion est presque totale. Nous sommes tentés d’appuyer sur le carré lumineux qui se découpe sur la paroi pour éclairer le coin de la salle plongé dans la pénombre. L’appareil qui fait naître l’image trompeuse n’est pourtant pas caché. L’artiste ne cherche pas à nous duper. Elle s’approprie, comme à l’habitude, des éléments du quotidien, des choses qui nous entourent et qu’on ne regarde plus. Elle invite les  visiteurs à prendre le temps, à s’arrêter et met en place un dialogue entre eux , les objets et les dispositifs.

L’exposition «Gakona» est le lieu de diverses rencontres. Les visiteurs se confrontent à l’architecture et au vide qui l’habite. Ils l’incarnent de leurs présences et de leurs mouvements. Ils s’arrêtent, contraints d’attendre que les œuvres se manifestent. Ils redécouvrent la consistance du temps, sa texture et sa saveur.

Ceal Floyer
— Light Switch, 1992-2008. Diapositive 35 mm, projecteur de diapositive
— Taking A Line for a Walk (1 Litre), 2009. Peinture au sol, marqueur de gazon.
— Me/You (Love Me Tender), 2009. CD, lecteur CD, hauts-parleurs

Micol Assaël
— Chizhevsky Lessons, 2007. 22 plaques de cuivre, transformateur, générateur. Dimensions variables

Laurent Grasso
— Haarp, 2009. Acier galvanisé, câbles, boîtiers. Dimensions variables

Roman Signer
— Parapluies, 2009. 2 parapluies, fil nylon, bobines Tesla. Dimensions variables
— Table, 2009. Table en bois, ventilateur industriel, corde. Dimensions variables

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