Elisa Fedeli. La Gaîté Lyrique se présente comme le nouveau théâtre des «arts numériques». Qu’entendez-vous par ce terme?
Jérôme Delormas. Il y a une première définition, qui me semble assez simple. Les arts numériques sont un champ d’expression artistique qui émane des arts visuels et qui intègre un certain nombre d’éléments propres, comme l’interactivité, le temps réel, le lien à l’image-son. C’est une branche de l’art contemporain qui est en train de se construire, avec ses modes de production, son marché, ses lieux et ses collectionneurs.
Mais, dans le projet de la Gaîté Lyrique, je ne l’entends pas tellement comme cela. Si l’on s’enferme trop dans la première définition des arts numériques — comme celle d’une forme artistique émanant d’un champ plus ancien que serait l’art contemporain — je trouve que cela n’est pas spécialement révolutionnaire. Cela ne ferait que mimer et reproduire des schémas pré-existants.
Je préfère donc parler de «culture numérique». La création artistique y a sa place bien entendu! Ce champ intègre évidemment les arts numériques mais dans une approche beaucoup plus large. En se sophistiquant, les technologies numériques ont bouleversé la communication et suscité de nouveaux langages, de nouveaux modes d’écriture, de nouveaux usages. Toute notre société est touchée par cette révolution qui a réellement changé le rapport entre les gens. Dans l’histoire, cette révolution n’a d’égal que celles de l’imprimerie, de la photographie et du cinéma. A la Gaîté Lyrique, la création numérique sera envisagée dans une perspective sociétale, ce qui ne nous empêchera pas de travailler de façon plus pointue sur des problématiques proprement artistiques.
Les technologies numériques perturbent notre rapport traditionnel aux images et aux œuvres d’art. Quels types d’expérience et d’expérimentation la Gaîté Lyrique proposera-t-elle au public?
Jérôme Delormas. Un des principes fondamentaux que la technologie numérique apporte, c’est l’interactivité. Les artistes seront invités à aller dans ce sens. Nous travaillerons beaucoup les interfaces, pour veiller à ce que le principe de l’interactivité passe par le corps du spectateur. Ainsi, il ne sera pas toujours obligé de passer par l’intermédiaire d’un écran et d’une souris, technologies en bonne partie dépassées.
La forme du jeu nous intéresse car elle est vraisemblablement devenue un phénomène majeur. Pour l’inauguration, le collectif «I could never be a dancer» va créer une performance sur la notion d’homme-machine. Plusieurs performers inviteront le public à faire l’expérience d’un logiciel d’intelligence artificielle qui permet de dialoguer avec la machine. C’est très intéressant car, même si la machine suit une logique qui n’est pas humaine, ses réponses font toujours un peu sens et renvoient à des questions métaphysiques. Toujours pour l’ouverture, le spectacle «Best Before» de Rimini Protokoll est à la fois un vrai jeu vidéo, un sondage d’opinion et du théâtre.
Les possibilités du bâtiment sont immenses. C’est une véritable boîte à outils! A titre d’exemple, tous les espaces d’exposition et de circulation sont équipés de points lumineux et sonores, contrôlables individuellement. Les artistes peuvent ainsi se servir du bâtiment comme d’un organisme. En outre, un système d’antennes RFID — le système de détection utilisé pour les anti-vols dans le commerce — permettra de faire interagir le public avec les salles du bâtiment. Les artistes concevront un badge qui sera remis à chaque visiteur et dans lequel seront pré-enregistrées des informations personnelles. En fonction de celles-ci et selon son parcours, le visiteur déclenchera des événements très intimement liés à lui. Nous possédons cette technologie efficiente, qui est un vrai outil pour les artistes qui aiment l’interactivité.
Les nouvelles formes qui émergent suscitent de nouveaux rapports entre l’œuvre, le créateur et le spectateur. Cela ne veut pas dire que tout le monde est créateur. Cette question-là n’est pas résolue et ne le sera sans doute jamais…
Les technologies numériques ont investi le domaine du divertissement. Dans un projet culturel comme celui de la Gaîté Lyrique, comment éviter l’écueil du pur divertissement? Comment faire réfléchir le spectateur-consommateur à la place qu’il occupe?
Jérôme Delormas. La Gaîté lyrique travaillera avec des artistes, créateurs, producteurs de contenus. Les projets «amusants» et de divertissement seront présents parce que les auteurs l’auront voulu. En tout état de cause, nous serons toujours attentifs aux conditions dans lesquelles le public vivra les propositions artistiques. Accessibles, aux interfaces simples. C’est le propos et la forme des œuvres qui nous importent, pas la technologie pour elle-même.
Pour répondre à la nécessité de proposer une mise en perspective de ce que nous expérimentons directement, nous créons de nombreux cycles de conférences et projections, des rencontres et débats, des ateliers et jeux qui contiennent des dimensions critiques. Finalement, il s’agit surtout de déplacer le débat en évitant les hiérarchies, en s’adonnant sans a priori à des propositions qui peuvent sortir des cadres, troubler, provoquer, susciter des redéfinitions. Il s’agit d’essayer de redistribuer les cartes, à notre niveau bien sûr.
Quels sont les grands axes de la programmation?
Jérôme Delormas. Nous travaillons sur une approche en facettes de la notion de récit. La «Chronique Transmedia – La zone» est le début d’un programme autour des nouvelles formes de récit. Le premier volet sera consacré à l’expérience journalistique de Bruno Masi et de Guillaume Herbaut autour de la «zone interdite» de Tchernobyl. Pour le XXVè anniversaire de la catastrophe, ils produisent un web-documentaire, un projet de livre rassemblant des témoignages et un projet d’installation.
En 2012, nous travaillerons autour d’un événement d’anticipation qui s’appellera 2062. Il donnera lieu à la création d’un jeu en réalité alternée. Nous inviterons ensuite des artistes en résidence pour qu’ils travaillent autour de cette histoire de départ.
Existe-t-il d’autres lieux consacrés à la création numérique dans le monde? Dans quel sens vous ont-ils inspiré? Quelle est l’originalité de votre approche à la Gaîté Lyrique?
Jérôme Delormas. Il existe des lieux pionniers au Japon, aux Etats-Unis, en Corée du Sud, en Allemagne (le ZKM de Karlsruhe) ainsi que des festivals très performants comme «Ars Electronica» à Linz. Souvent, les manifestations qui préexistent sont enfermées dans des champs artistiques. Comme je l’expliquais plus avant, la Gaîté Lyrique développe un projet totalement pluridisciplinaire et c’est en cela qu’elle est unique. Son ambition est d’explorer une époque. Nous voulons être au cœur de ce qui se passe et va se passer.
Nous allons consacrer une séquence au skate-board. Ce thème nous intéresse car il permet d’explorer une multiplicité de phénomènes créatifs, liés à la musique, au design, à l’image, au vidéo-clip et au marketing. Tout cela est contemporain de notre génération numérique.
Nous allons collaborer avec l’Ircam mais notre approche sera plus «Pop». De nombreux musiciens contemporains veulent se confronter à cela. Inversement, les équipements sophistiqués de l’Ircam peuvent intéresser pleins d’artistes un peu enfermés dans un formatage marketing.
J’aime beaucoup cette notion d’être généraliste. Je ne suis pas un geek, ni un expert. Mais j’espère avoir une bonne conscience de l’importance de ce qui va se passer. J’espère faire le lien entre les différents acteurs et les différentes pratiques du numérique. Ce qui nous manque, ce ne sont pas des experts mais des penseurs de la globalité. C’est la même chose dans le domaine des sciences, en particulier dans la médecine occidentale: on soigne des bouts et on rend malade tout le reste du corps! On est dans une sorte d’absurdité. C’est une approche globale que l’on doit adopter pour penser les nouvelles technologies de création.
Aujourd’hui, les entreprises innovantes sont à la recherche d’artistes. Elles ont besoin d’une expertise comme la nôtre pour avoir accès aux artistes.
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— Un écho sur la Gaîté Lyrique