de ceux dont la fonction était d’être en éveil. On le tenait pour responsable de leur incapacité à voir, à imaginer des solutions, ou à concevoir des possibles.
Eh bien, le mal pourrait être plus grave encore. Le diagnostic doit être affiné. Si nombre de responsables (et non des moindres) se refusent à voir, à écouter et à imaginer, c’est moins parce qu’ils sont atteints par un «virus de l’impossible» que parce qu’ils souffrent d’une redoutable maladie : la futurophobie. La peur panique du futur, des changements qui l’accompagnent, de l’inconnu qui l’entoure, et… du spectre de la remise en question de leurs grands et petits intérêts.
Les effets de cette futurophobie qui gangrène une grande partie du monde de l’art (pour ne parler que de lui) sont nombreux.
Dernier en date : le ministère de la Culture vient de décerner pour l’année 2004 le label «intérêt national» à quinze expositions «sélectionnées pour leurs qualités scientifique et innovante et leur souci de toucher un large public». Sélection assortie d’une enveloppe de 650 000 euros.
Aussi ahurissant que cela puisse paraître, aucune exposition d’art contemporain ne figure dans la sélection. On pourrait gloser à l’envi sur le fait que plusieurs expositions se situent dans les villes de certains hommes politiques de la majorité (Amiens, Meaux, sans oublier Metz, ville sur laquelle Jean-Jacques Aillagon a, dit-on, des visées). Mais l’absence totale de l’art contemporain dans la sélection est plus grave encore que ce clientélisme supposé.
A moins que le clientélisme politique et le rejet de l’art contemporain soient deux faces de la même futurophobie. Deux façons de s’arc-bouter sur les acquis, de conjurer le changement, de déjouer l’inconnu, voire de refuser le différent, l’Autre.
Cette futurophobie en art et en politique s’adosse à une multitude d’autres pratiques: qu’il s’agisse du goût très français des commémorations en tous genres; qu’il s’agisse des sentiments nostalgiques qu’exploitent sans vergogne les médias; qu’il s’agisse de la vogue des recherches généalogiques ; qu’il s’agisse de la part consacrée au patrimoine dans le budget du Ministère de la Culture. Qu’il s’agisse encore du déficit d’imagination et d’audace qui affecte de grands pans de la vie culturelle et artistique…
Face à cette peur du futur que renforcent un présent chahuté et un avenir sombre, l’art contemporain trace (ou devrait tracer) au contraire des directions nouvelles, des postures inédites, d’autres manières de faire de l’art.
Car un art n’est contemporain que s’il est orienté vers les devenirs, que s’il dépasse les schémas visuels convenus et met à jour de nouvelles voies, de nouveaux parcours. L’art contemporain décompose la syntaxe de l’art qu’il entraîne hors de ses sillons coutumiers. Il invente un nouvel art dans l’art, non pas un autre art, mais un devenir-autre de l’art (Gilles Deleuze).
C’est pourquoi l’art contemporain, nécessairement mineur dans le système dominant de l’art majeur, est d’une infinité de façons maintenu sous contrôle par les pouvoirs futurophobes, en tant qu’il est un pôle intense d’invention de possibles, de devenirs. Un principe de désordre.
Alors que les futurophobes se crispent sur les territoires balisés du connu, les artistes ne sont contemporains que dans la mesure où ils tracent les chemins inconnus et toujours incertains du voir, du faire, de l’entendre : de la vie à venir.
André Rouillé.
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Luc Aubort, vue de l’exposition; Où, 2003. Acrylique sur toile. 30 x 30 cm et Wall Painting. Courtesy Galerie Alain Le Gaillard.