«Je suis seul, je mets la fleur de cendre
dans le verre rempli de noirceur mûrie. Bouche sœur,
tu prononces un mot qui survit devant les fenêtres,
et sans un bruit, le long de moi, grimpe ce que je rêvais».
Cette strophe est extraite d’un poème de Paul Celan. Elle accueille le spectateur dans l’exposition, puisque l’artiste l’a reproduite en allemand sur le mur de la galerie. Autrement dit, la dédicace qui donne son titre à l’exposition n’est pas une simple figure de style, mais semble bel et bien engager quelque chose de fondamental, au-delà de la simple citation.
En relisant ces mots de Paul Celan et en voyant les toiles d’Anselm Kiefer, on comprend à quel point ces univers sont proches. Les toiles de Kiefer sont des blocs de matière picturale composés d’une couche croûteuse, plâtreuse, faite de plis et de replis dans lesquels se cache «la fleur de cendre» dont parle Celan, cette impalpable trace de la vie qui n’est plus.
Les quatre toiles qui sont présentes dans l’exposition évoquent des paysages de champs et donnent à voir une terre labourée, balafrée par des sillons, une terre qui tend à se confondre avec le ciel dans une même teinte de neige boueuse. On y voit des paysages dévastés qui sont les témoins d’un feu étouffé par quelque chute de neige immédiatement souillée par les cendres.
Sur la toile intitulée Das Einzige Licht, des branchages font véritablement corps avec la peinture: le bois est calciné, il a cette «noirceur mûrie» qui hante ces champs abandonnés. Un énorme fagot de bois est placé en équilibre sur des chaises qui sont collées à la toile. L’organique est dans l’œuvre comme la poésie est dans la peinture. Ces toiles mêlent peinture et sculpture: elles produisent un volume, une épaisseur visuelle.
Il faut approcher de près ces toiles puisqu’elles sont faites d’une texture que l’œil doit éprouver: c’est une texture originelle, presque sacrificielle, que l’on a envie et que l’on répugne de toucher tout à la fois, tant elle paraît rugueuse.
Kiefer fait un travail de variation vis-à -vis de l’œuvre poétique de Celan. La variation implique l’idée de reconnaissance, mais également la volonté de faire résonner une œuvre dans son propre travail afin d’en donner sa vision singulière. La reconnaissance entre Kiefer et Celan trouve son fondement dans l’expérience de la Shoah, catastrophe qui hante ces deux artistes.
A ce titre, il convient de citer Andréa Lauterwein qui a écrit un livre intitulé Anselm Kiefer et la poésie de Paul Celan (éd. du Regard, sept. 2006). Dans ce livre, l’auteur explique que Kiefer «trouve en la poésie de Paul Celan le modèle d’un deuil éthique, où les fantasmes durables liés au nazisme sont déconstruits par la connaissance critique de leur construction culturelle».
Traducciòn española : Santiago Borja
Anselm Kiefer
— Nigredo-Albedo-Rubedo, 2006. Huile, émulsion, gomme-laque, terre, feuille de palmier et tournesols séchés sur planche. 196 x 140 x 35 cm.
— Kain und Abel, 2006. Huile, émulsion, acrylique, charbon, branches, chaise et plâtre sur toile. 330 x 380 cm.
— Das einzige Licht, 2006. Huile, émulsion, acrylique, charbon, branches, chaise et plâtre sur toile. 330 x 570 cm.
— Schwarze Flocken, 2006. Huile, émulsion, acrylique, charbon, branches, chaise et plâtre sur toile. 330 x 570 cm.
— Dein Haus ritt die finstere Welle, 2006. Huile, émulsion, acrylique, charbon, branches, chaise et plâtre sur toile. 280 x 380 cm.