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Fromanger

Une peinture réaliste en résonnance avec son époque. Des images photographiques réhaussées de couleurs vives qui témoignent chez l’artiste, d’une conscience politique aiguë et d’un sens de l’Histoire. Pour guide, le journaliste Serge July, ami du peintre et politologue averti.

— Éditeur(s) : Cercle d’art, Paris
— Année : 2002
— Format : 29,50 x 25,50 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs
— Page(s) : 295
— Langue(s) : français
— ISBN : 2-7022-0651-4
— Prix : 50 €

La couleur du monde (extrait, pp. 153 à 155)
par Serge July

Les intitulés de toutes les expositions de Fromanger sont un long poème sur la création picturale : depuis « Le tableau en question » à « Quadrichromies, batailles, peinture d’histoire, paysages, natures mortes, portraits, figures, nus » en passant par « Le peintre et le modèle » en 1972, « Lüftlmalerei » en 1981, « L’atelier de la Révolution » en 1989, « La couleur des villes et la couleur des champs » en 1991, et beaucoup d’autres qui racontent le même univers, celui du « peindre ». Il y a dans cet inventaire quatre décennies de peinture tout entières consacrées à interroger la peinture. Félix Guattari a défini cette position singulière. Ce « cogito pictural », le philosophe-psychanalyste le décrit ainsi : « Que peut encore signifier une telle pratique, après l’effondrement des systèmes de représentation qui supportaient les subjectivités individuelles et collectives, jusqu’au grand balayage d’images mass médiatiques et à la grande déterritorialisation des codages et surcodages traditionnels qu’a connus notre époque ? C’est cette question que Fromanger a pris le parti de peindre. Il est le peintre de l’acte de peindre. Painting-act au sens où les linguistes anglo-américains de l’énonciation parlent de speech-act. » (in Fromanger : la nuit, le jour, 1984). De manière plus ou moins intense, depuis quarante ans, Fromanger revient sur l’affirmation « Je peins, donc je suis », autrement dit s’interroge : qu’est-ce que peindre ? Peindre est toujours problématique, parce qu’il faut créer des combinaisons jamais vues, mais c’est toujours une jubilation, une « étrange joie, dit-il, celle de créer des images ».

Cet « engagement » personnel dans une peinture qui parle de l’acte de peindre, qui tableau après tableau en questionne l’histoire, les procédés, les outils, les moyens, les conceptions, qui pivote autour de la production de réel, qui fait de la peinture un lieu critique pour penser l’image et la peinture, a entraîné dans son sillage Gilles Deleuze et Félix Guattari. Fromanger pense la peinture comme un processus, il en a même fait son lumineux objet. Gilles Deleuze et Félix Guattari multiplieront les préfaces, les rencontres, les discussions avec ce poète éclaireur, ce pisteur libre. Ces amitiés intellectuelles sont nées séparément après 68, elles suivront des cheminements propres à chacun. Ce n’est pas exactement la même histoire même si les deux philosophes réfléchissent ensemble sur le « Comment ça marche ? » qui est à l’œuvre chez Fromanger. En l’occurrence, le processus pictural ou comment la peinture parvient à réfléchir sur elle-même, comment la peinture devient un espace pour le mouvement. Gérard Fromanger, Gilles Deleuze, Félix Guattari mais aussi Michel Foucault constituent, dans les années 1970, un rassemblement d’artistes et de philosophes qui poursuivent, dans des modes de représentation distincts, un projet commun d’énonciation d’une critique du visible.

La relation intellectuelle est si intime entre Gilles Deleuze et Gérard Fromanger qu’ils ne cessent de s’inspirer. L’auteur de L’Image-temps n’a travaillé que sur deux peintres : Bacon et Fromanger. En 1981, dans son essai sur Bacon, Gilles Deleuze écrit : « C’est une erreur de croire que le peintre est devant une surface blanche… Le peintre a beaucoup de choses dans la tête, ou autour de lui, ou dans l’atelier. Or tout ce qu’il a dans la tête ou autour de lui est déjà dans la toile, plus ou moins virtuellement, plus ou moins actuellement, avant qu’il commence son travail… Il peint sur des images déjà là… Nous sommes assiégés de photos qui sont des illustrations, de journaux qui sont des narrations, d’images-cinéma, d’images-télé… Toute une catégorie de choses qu’on y peut appeler ’clichés’ occupe déjà la toile avant le commencement. » Gérard Fromanger, dont les discussions ont nourri Deleuze, écrit à son tour en 1983 : « Le difficile, c’est de recouvrir par des images neuves celles que nous portons tous en nous… » De toutes les couleurs, peinture d’histoire traite précisément de cette question. Tableau-théorie, c’est aussi une fresque historique réalisée en 1991-1992 qui porte la marque de la chute du communisme, de la guerre du Golfe et de la purification ethnique en Bosnie; cette fresque est un espace-bilan de neuf mètres vingt sur trois mètres dix où Fromanger voyage dans l’histoire de sa peinture, de ses inventions, de ses procédés, de ses obsessions, de ses « clichés ». Il y reprend la figure du microprocesseur de « Tout est allumé », mais les circuits sont des fils-couleurs qui vont alimenter les différents « clichés », les images récurrentes, les tableaux déjà faits, qui sont traités comme des « silhouettes-couleurs » tout envahies de coulures. Une nouvelle fois nous nous retrouvons dans l’atelier du peintre — de profil à gauche — dont le motif le plus lumineux. parce que le plus éclairé, est un ensemble de coulures de peintures noires. Toutes ces figures qui s’interposent entre lui et son motif appartiennent aussi bien à l’histoire de l’art, qu’à ses rencontres, qu’à sa vie : le corps de L’origine du monde, les cyprès, son chat, les caravanes du Ténéré, le danseur étrusque, les armes des « Batailles », les Twin Towers à New York: à partir des tuyauteries de couleurs, la peinture rouge coule sur toutes ces représentations. Prémonition d’artiste que ces icônes ensanglantées de ce rouge omniprésent, de ces coulures douloureuses ? « De toutes les couleurs… » est non seulement un approfondissement du commentaire deleuzien sur les filtres du peintre, c’est aussi une fresque sur la gigantesque raffinerie-distillerie qui va et vient entre le projet du peintre et le motif et qui engendre le tableau, c’est enfin le dictionnaire de la peinture de Gérard Fromanger en 1991-1992, de ses formes et de ses procédés stylistiques. Dans le catalogue de l’exposition « Quadrichromies » où ce tableau a été présenté une première fois, il commente : « J’ai travaillé cette pièce dans une sorte de mano a mano avec mon ami Félix Guattari qui écrivait en parallèle un long poème inédit intitulé Ritournelle. Pendant six mois nous avons échangé presque quotidiennement nos points de vue sur le cheminement de nos créations respectives. Félix est mort en août 1992. »

Félix Guattari consacrera deux textes à la théorie de la peinture processuelle, dont Jasper Johns et Gérard Fromanger seraient avec Matta, Martial Raysse et Daniel Buren les principaux représentants : « Le problème n’est plus de sortir de la toile, de se débiner dans l’hors-champ mais de se dégager en douceur et pourtant résolument, irréversiblement, du primat des formes référées sur les intensités… Comment un jeu de couleurs, mieux qu’un jeu de formes, peut-il se constituer en machine processuelle, en machine abstraite d’auto-référenciation et, par là, en instrument de requalification du monde ? » La peinture processuelle est pour Guattari celle qui s’auto-engendre, se recommence et ne se finit pas, qui est toujours un processus, « une ligne de fuite ». Le psychiatre-psychanalyste Félix Guattari et le philosophe Gilles Deleuze projettent tous deux séparément d’écrire un livre sur l’œuvre de Fromanger. Gilles Deleuze a déjà son titre : Fromanger, périodisation. Ils n’en auront pas le temps. Ni l’un, ni l’autre.

Ultime hommage à ces deux amis alors disparus, Fromanger consacrera la fin des années 1990 à peindre des séries de « Rhizomes », ces réseaux de racines souterraines dont Deleuze et Guattari avaient fait un de leurs concepts clés.

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions Cercle d’art)

L’artiste
Gérard Fromanger est né en 1939 à Pontchartrain. Il vit et travaille à Paris et à Sienne.
L’auteur
Serge July est directeur du journal Libération.

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