Comme un emblème, Octopus Stone rassemble une quinzaine de pierres et de coquillages en apparence anodins, accompagnée d’une explication laconique de Shimabuku lui-même: «Les pieuvres ramassent souvent des pierres et des coquillages au fond de la mer […]. Et j’aime à collectionner ces objets à mon tour».
Mise en abyme complexe du travail de l’artiste, ces quelques mots suffisent à conférer une aura de mystère à ces débris marins, dont la matérialité brute se dissout dans la rêverie du spectateur.
Cette pondération de la forme au profit d’une expansion de l’imaginaire n’est pas étrangère non plus à Pierre Joseph: l’installation From Apple Core to Glass égrène le long d’une étagère bouts de plastique, de bois ou de polystyrène en fonction de leur durée de biodégrabilité. Du trognon de pomme au morceau de verre, de l’éphémère à l’indéfini, c’est un parcours poétique bien plus que militant qui se déploie.
Chez Shimabuku comme chez Pierre Joseph, le débris intervient non plus pour son potentiel esthétique ou sa valeur subversive, mais plutôt pour sa capacité de signifiance.
Cette suggestion d’espaces-temps lointains trouve sa forme la plus explicite dans les deux installations «mirages» de Pierre Joseph, justement titrées Là , pas là : une table recouverte d’une nappe vichy, capture étrangement nette d’une cuisine désertée, dans un temps et un lieu insituables; et un miroir aux formes sobres, à l’innocence presque suspecte, qu’on pourrait imaginer extrait d’une chambre de jeune fille.
Sur le mur s’étale une tache de couleur pastel, large et diffuse: matérialisation d’un temps suspendu, trace vaporeuse du souvenir, dont la teinte particulière (vert pomme pour la table, rose chair pour le miroir) vient contaminer la blancheur neutre de la galerie.
Privées de toute présence humaine, machines nostalgiques et matrices à fictions, ces installations affichent chacune leur incomplétude, vacance qui est aussi un réceptacle pour les fantasmes du spectateur.
Un temps clos semblable s’écoule dans l’installation redoublée de Shimabuku, Something to Float / Something to Sink: deux citrons effectuent un mouvement perpétuel et circulaire dans une bassine remplie d’eau, l’un en surface, l’autre frôlant le fond. Comme l’étagère, la table ou le miroir de Pierre Joseph, les deux bassines de Shimabuku matérialisent via les objets les plus banals un temps atone, comme frappé d’inertie, et dans lequel l’humain semble s’être résorbé.
Mais ces avatars de vanités échappent à toute perspective tragique ou mystique; et les propositions décalées de Shimabuku résonnent d’une discrète jubilation. Ses photos et ses installations en forme d’énigmes zen développent une gastronomie de l’absurde, jouant de rapprochements antinomiques (l’affiche sérigraphiée Ice Cream With Salt), de distinctions subtiles (Kaki and Tomato) ou de juxtapositions incongrues (la photographie d’une Tangerine tombée sur un sol couvert de neige).
Rapprochement antinomique: la formule vaut aussi pour Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu, projection sur un cadre numérique du texte de Jean Baudrillard critiquant l’avènement de l’ère du virtuel… Facétie philosophique quelque peu vertigineuse, cette œuvre de Pierre Joseph porte aussi une interrogation proprement contemporaine: dans un monde numérique, l’artiste peut-il encore produire des images?
Impasse historique que cette double exposition tente de contourner, esquissant une nouvelle figure, celle d’un artiste qui collectionne, combine et distille. A l’heure où le réel se dérobe, Pierre Joseph et Shimabuku s’efforcent de faire ressurgir des mondes engloutis.
Liste des Å“uvres
— Pierre Joseph, Là , pas là (table), 2010. Peinture spray, table, chaises, nappe, interrupteur.
— Pierre Joseph, Là , pas là (miroir), 2010. Peinture spray, miroir.
— Pierre Joseph, Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu?, 2010. Diaporama sur cadre numérique, texte de Jean Baudrillard (2007) et 14 images démo.
— Pierre Joseph, From Apple Core to Glass, 2010. Papier, pomme, bois, polystyrène, aluminium, acier, plastiques, nylon, verre, Altuglas.
— Shimabuku, Something to float / something to sink, 2010. Aluminium, eau, système électrique, citron et citrons verts, 2 socles, lettrage vinyle.
— Shimabuku, Octopus Stone, 2010. Pierres de pieuvres (11 pierres, 4 coquillages), socle, lettrage vinyle.
— Shimabuku, Kaki and Tomato, 2008. Tirage de type C collé sur aluminium, cadre.
— Shimabuku, Ice Cream with Salt, 2010. Sérigraphie manuelle sur papier, 100 x 70 cm.