Céline Piettre. Vous présentez Pâquerette, à la Ménagerie de Verre, du 25 au 27 novembre 2008. Pourquoi un tel titre ?
François Chaignaud. Le titre a été emprunté à un livret de ballet écrit par Théophile Gautier en 1851. L’œuvre est une histoire d’amour classique qui n’a rien avoir, a priori, avec notre propos mais fonctionne comme un substrat fictionnel. Le titre conduit le public à envisager d’autres niveaux de lecture, de compréhension. Certains vont même jusqu’à lui trouver un côté champêtre…
Il existe plusieurs versions de la pièce. L’une d’elle, un trio, inclut la participation de Yves Noël Genod. Pourquoi avoir finalement préféré la forme du duo ?
François Chaignaud. Dans les trois versions de la pièce, le projet reste le même : chercher à faire du geste de la pénétration un générateur d’imaginaire, élargir son horizon chorégraphique, sémantique et symbolique. Le duo présenté à la Ménagerie de Verre, qui est la dernière version de la pièce mais aussi la plus diffusée, nous semblait être l’écriture la plus adéquate à notre démarche.
Vous avez fait le choix d’une scénographie dépouillée qui tranche avec la préciosité des costumes…
François Chaignaud. En effet, nous nous contentons du minimum : un plateau, un éclairage de type lumière du jour, des accessoires. Nos costumes, de longues capes ouzbeks, couvrent nos corps et dissimulent nos gestes, les entourant de mystère. Nous les portons seulement dans la première partie de la pièce. Le spectateur ne perçoit alors qu’un travail de tension des visages et de la voix. Il ne sait pas encore ce qui est à l’origine du mouvement et le découvrira seulement dans la seconde partie. En cela, les robes sont un véritable dispositif scénique : elles enrichissent la trame fictionnelle en multipliant les champs référentiels et les interprétations possibles de ce qui se joue sur scène.
Dans Pâquerette, il est donc explicitement question de pénétration. Et pourtant vous échappez à l’esthétique pornographique…
François Chaignaud. Dans la pièce, il est davantage question du potentiel chorégraphique de la pénétration, de ce qu’elle peut générer comme mouvement, comme rapport à l’espace, à l’autre, à l’imaginaire, au public. Nous cherchons à défonctionnaliser ce geste, à faire en sorte qu’il ne soit pas uniquement apparenté à la sexualité, à la pornographie, même si nous ne nions ni le plaisir, ni la douleur, ni la gêne qu’il génère. Pour nous, la pénétration est aussi un lieu de dialogue, de pouvoir, de relation à l’autre… Elle transforme le danseur sur scène, influence sa mobilité, bouleverse la sensation qu’il a de lui même. L’idée est d’explorer cette épaisseur nouvelle, cette profondeur, cette charge érotique. Et surtout de ne pas en réduire les interprétations ou de l’enfermer dans le seul registre du visible, de l’obscène.
Vous n’êtes pas les premiers chorégraphes à vous intéresser à l’intérieur du corps, au dedans. Jérôme Bel, Steven Cohen ont déjà exploré cette réalité organique…
François Chaignaud. Il est évident que nous nous nourrissons de l’élargissement du champ chorégraphique et des recherches sur la circulation interne du corps, traversé de fluides, de flux. Nous souhaitons toujours agrandir, libérer, élargir le corps chorégraphiable. Dans les années 1960 déjà , les actionnistes viennois mettaient en scène l’acte sexuel, s’intéressaient à la marginalité de certains orifices comme l’anus. Ces antécédents nous permettent d‘échapper à la figure de pionner. Notre objectif est de dépasser le cadre provocateur, ironique ou vulgaire, en évitant de figer les géographies corporelles. Dans Paquerette, les parties génitales et anales sont désexualisées tandis que le corps, lui, est érotisé dans son ensemble.
Dans la pièce, vous utilisez des godemichés. L’opposition naturel/artificiel a-t-elle un sens particulier dans ce contexte ?
François Chaignaud. L’emploi de godemichés a d’abord l’avantage de nous rendre égaux, Cecilia et moi. Ainsi, l’acte de pénétrer n’est plus exclusivement masculin… Mais c’est également une métaphore de notre lien avec le monde, organique et social. La sexualité, qui apparaît souvent comme naturelle, instinctive, est pourtant saturée de pensées et de fantasmes. Elle se nourrie d’éléments extérieurs au corps. C’est finalement une activité sociale, très artificielle, très construite.
La relation entre toi et Cecilia est équivoque. Elle passe par des rapports de domination, d’instrumentalisation de l’autre. Le corps y est même littéralement « manipulé », objectivé…
François Chaignaud. Oui. Le duo présenté à Ménagerie est moins électrifié, moins frénétique que les précédentes versions. Il donne lieu à des jeux de miroirs, à une écriture beaucoup plus progressive mais néanmoins très intense. La relation qui s’instaure avec Cecilia navigue entre interaction et gémellité. Par ailleurs, nous vivons la même expérience sur scène : notre corps est pénétré et pénètre à son tour, ce qui libère notre relation des inhibitions, des usages, des codes moraux et la transforme en un « ajointement » de corps, de sensations, d’organes.
La pénétration anale est moins socialement (et moralement) acceptée. Est-ce un moyen pour vous d’aborder la question de l’orientation sexuelle, des genres (très présente dans la danse depuis les années 60) ?
François Chaignaud. Par la pénétration anale, on a cherché à déjouer la différence des sexes. Evidemment, ce projet s’est construit autour d’une réflexion féministe sur le genre. Néanmoins, cette réflexion n’est qu’un des préalables de notre travail, une sorte de postulat de départ, construit et politisé, mais qui nous permet ensuite de laisser la pièce s’engager sur des pistes de réflexion et d’invention plus larges, plus libres.
L’orifice génital et/ou anal n’est pas une partie anodine du corps. Il véhicule toute une symbolique liée au fonctionnement organique (procréation, élimination). C’est aussi un lieu fictionnel, qui nourrit les mythologies primitives (cosmogonie gréco-romaine / littérature indienne, inuit). Aviez-vous ça en tête en fabriquant la pièce ?
François Chaignaud. Pas de façon consciente, en tout cas pas au départ. Mais, intuitivement, on s’est relié à quelque chose qui nous excédait, comme influencés par des références lointaines. Nous avons regardé beaucoup de photographies de naturistes, par exemple, que l’on pourrait rapprocher des athlètes antiques…
L’intérieur du corps, ses sensations, la question de l’analité, de la sexualité ont une dimension historique, mythique, sociale mais aussi personnelle. Tout le monde y est confronté dans son quotidien, y puise ses propres références. Chacun a son histoire. Cela permet d’instaurer un rapport avec le public très singulier, entre intime et universel.
Justement, Pâquerette est une proposition troublante, sensuelle, avec une forte charge érotique. Cherchiez vous à avoir un effet sur le spectateur ? Quel rôle ce dernier t-il dans le processus créatif ?
François Chaignaud. En danse, comme dans toutes les disciplines du spectacle vivant, on se pose inévitablement la question du spectateur. Comment faire pour que le public nous accompagne dans notre expérience ? Notre but premier était de tisser une relation forte, étroite avec le public. C’est la raison pour laquelle nous sommes déjà présents sur scène quand les spectateurs entrent dans la salle. Nous voulions surtout éviter la provocation brutale. Il ne s’agit pas de jouer aux héros briseurs de tabous, ou de représenter la transgression ; c’est en effet souvent la meilleure façon de consolider les frontières et les limites en question. Comment alors échapper à la fascination du potentiel subversif du projet pour trouver le plus de liberté possible ? Comment inclure paisiblement ces nouveaux gestes dans notre répertoire gestuel et imaginaire pour s’engager librement ?
Informations pratiques
La Ménagerie de Verre, Paris 11ème arr.
Festival Les Inaccoutumés (18 nov.-13 déc. 2008)
F. Chaignaud et C. Bengolea, Pâquerette, du 25 au 27 novembre 2008
Réservation du lundi au vendredi de 14h à 18h au 01 43 38 33 44
Lien
www.menagerie-de-verre.org