Léa Mosconi. Vous avez fait vos études au début des années 1970. C’est un moment particulier, les premières critiques du monde moderne émergent tandis qu’apparaissent des questionnements que l’on qualifiera plus tard de postmodernes. Comment ce contexte a-t-il influencé votre démarche de jeune artiste?
François Bauchet. Il y avait dans le climat de l’époque une volonté conceptuelle assez forte, avec d’un côté le minimalisme américain, et de l’autre, en France, des groupes comme Support/Surface ou BMPT. J’avais le sentiment, en tant qu’étudiant aux Beaux-Arts, que ces œuvres-là se refermaient sur le monde de l’art et ne s’ouvraient pas aux gens. J’étais en réaction par rapport à ces positions. Mon ambition était de comprendre comment ma production pouvait se partager et aller vers «l’Autre».
J’ai réalisé mes premières pièces de mobilier, conçues à l’époque comme des pièces d’art, en réaction contre ces mouvements-là . L’enjeu était de proposer approche plus directe et plus appropriable. Dans C’est aussi une chaise, il y a quelque chose de volontaire dans l’image, un registre formel assez simple, un travail sur la référence à des éléments familiers. Cette recherche sur la narration correspondait aussi à que l’on pouvait voir à l’époque à Milan, avec Memphis et autres. C’est comme cela que j’ai conçu mes premières pièces qui sont devenues des meubles.
Dans votre travail avec la galerie Neotu dans les années 1980, vous semblez aborder l’objet comme un élément de narration, reprenant ce que vous avez initié aux Beaux-Arts.
François Bauchet. L’enjeu à ce moment-là était que mes objets puissent être partagés. Je travaillais beaucoup sur la manière de mettre en interaction mes pièces avec les utilisateurs. Il me fallait donc penser à des dispositifs, des formes, des matériaux, des références, appropriables par les gens. Je voulais raconter des histoires, que mes objets comportent un caractère narratif. Pour cela, j’ai préféré développer un travail sur l’analogie que sur l’illustration. J’ai pensé des passages, des ponts avec d’autres domaines, époques, situations, en les interprétants dans des registres formels qui me préoccupaient, comme la culture étrusque ou la période romane.
Certains considèrent que vos pièces sont dotées d’une certaine sacralité.
François Bauchet. Sacré, je ne sais pas, mais il est sans doute vrai que je cherche à concevoir des choses justes. Est-ce que cela confère une certaine morale à mes objets? Peut-être. Mes projets impliquent formellement des choses un peu dures où toute la légèreté et le coté papillonnant sont retirés. C’est un aspect présent dans mon travail, mais sans que je ne cherche à l’affirmer ou à le revendiquer.
Pouvez-vous revenir sur votre pièce Stonehenge, éditée par la galerie Kreo en 2005?
François Bauchet. Stonehenge est un petit buffet composé d’un assemblage de boites, toutes tournées dans le même sens. Une organisation assez simple avec les mêmes caissons en haut et en bas. Comme des pierres qui seraient posées, suspendues, d’où son nom, Stonehenge. L’organisation est régulière et renvoie à une certaine gravité. Cette pièce est modulable et peut, en fonction du nombre de caissons, se décliner tant dans sa taille que dans sa forme. En fonction des boites que l’on place en bas, le jour entre les pièces varie et crée un objet différent.
Quel regard portez-vous sur vos collaborations avec la galerie Neotu et la galerie Kreo?
François Bauchet. Ce sont deux galeries différentes, mais aussi deux époques différentes. Avec Neotu, dans les années 1980, j’étais encore dans une pratique de sculpteur qui produisait dans son atelier. Je réalisais les choses moi-même avec les outils que je pouvais avoir. Ma production était nécessairement liée à cette pratique et cette fabrication.
Aujourd’hui, à la galerie Kreo la situation est différente. Les projets peuvent être plus complexes, nous avons une logistique plus importante, cela me crée une ouverture, je peux travailler avec des gens qui ont des outils, une technique, des façons de faire. Ces partenaires qui me permettent d’aller ailleurs et d’aller plus loin. Par exemple, je n’aurais jamais pu réaliser moi-même en atelier les pièces de Cellae.
Les objets que vous présentez dans l’exposition «Cellae» à la galerie Kreo sont en feutre rigidifié avec une structure alvéolaire. La matérialité du feutre comme la forme de l’alvéole confère à cette série une dimension rassurante.
François Bauchet. L’alvéole, c’est de l’enveloppe, et ce qui nous enveloppe nous rassure. Le feutre est utilisé comme un moyen de structurer ces alvéoles. C’est souple dans la mise en œuvre, et rigidifié par la résine. Le feutre a une couleur en soi déjà trouble, qui permet à notre regard de s’enfoncer vraiment dans l’épaisseur de la matière. On se laisse aller à s’approcher, à toucher.
Et puis il reste quelque chose d’assez troublant dans la dimension naturelle de la matière, par rapport à des matériaux contemporains très bien manufacturés, clean, impeccables. Ce matériau m’intéressait justement par son caractère trouble, indéfinissable et insaisissable. En quelque sorte, il permet de faire émerger un doute.
Ce doute, dans la série Cellae s’exprime aussi dans une recherche structurelle et formelle.
François Bauchet. On est généralement habitué dans le mobilier dans lequel on vit à un type de construction et d’assemblage, avec des plateaux, des pieds structurés… Dans Cellae, la structure de l’objet est radicalement différente. Il n’y a pas de structure assemblée, mais c’est un agglomérat qui assure une cohérence globale, structurelle, de chaque objet.
Cette recherche sur une structure autonome et cohérente est-elle dans la continuité de vos questionnements sur la justesse et la rigueur de l’objet ?
François Bauchet. La question de l’objet autonome, construit comme un organisme entier en une seule forme, en un seul geste, me préoccupe depuis ma toute première pièce, C’est aussi une chaise, qui était taillée dans une masse, complétement homogène et cohérente. Il y a cette idée dans Cellae, mais il y a aussi une réflexion autour de la nature. Je tente avec cette série d’explorer et d’expérimenter certaines opportunités qu’offre l’observation des éléments naturels. Il s’agit en quelque sorte de penser des typologies de développement qui auraient de mêmes logiques que celles produites par la nature, sans en être la copie. Pour Cellae j’ai questionné la logique des cellules qui s’agglomèrent les unes aux autres pour faire des organes, que j’ai appliquée à une réflexion structurelle et formelle de l’objet.
Votre production est à la fois très ancrée dans son époque et marquée par une écriture forte et saisissable: un style.
François Bauchet. Mon histoire, mes préoccupations profondes, mes questionnements, mes obsessions, mes influences composent peut-être un style ou plutôt une écriture. Je suis sensible aux choses sourdes, dotées d’un certain poids, d’une certaine gravité. Il est possible que cela marque d’une certaine manière mon travail. En revanche, je n’ai aucune volonté d’avoir un style identifiable. S’il y a style ou écriture, c’est surtout le reflet de la question posée et de l’époque dans laquelle je suis. Il y a des choses importantes pour moi comme la beauté, si l’on peut encore dire ces mots-là . La beauté est une histoire de cohérence. Le fait que tout soit à sa place, bien lié, et bien tenu, le fait que les objets ne fassent qu’un, produit une esthétique. Si on retrouve cette même intention dans plusieurs projets, c’est peut-être cela qui fait style.
Alberti tisse un lien entre beauté et convenance: «La beauté est une sorte de convenance raisonnable».
François Bauchet. On doit se poser la question de ce qui convient pour un objet, en termes plastiques, d’usage ou de fonction. L’objet doit être cohérent et juste. «Juste» signifie là qu’il doit n’y en avoir ni trop ni pas assez. Que l’on ne doit pas opposer ce que l’on a voulu dire et ce que les gens ont compris, ce que l’on a voulu donner à l’usage et ce qui est pris à l’usage, ce que l’on a voulu donner comme information et ce qui est reçu comme information.
Pour revenir à la question du beau, j’aime beaucoup l’analogie au sport où l’on dit, pour le geste le plus juste: «Quel beau geste!». Cela participe à une esthétique liée à la cohérence et à la justesse du geste. J’aime l’idée que la justesse soit liée à la notion de beauté. La justesse et la cohérence produisent une esthétique et je suis attaché à cela.
Quels sont les projets que vous aimeriez développer aujourd’hui? Quels sont, en tant que designer, les domaines que vous souhaitez questionner?
François Bauchet. Je m’intéresse, depuis longtemps mais particulièrement aujourd’hui, à l’agriculture et aux rapports que l’on peut entretenir avec la terre. Cette question devient particulièrement préoccupante au regard des considérations environnementales. J’aimerais concevoir, avec des agriculteurs, des agronomes, des ingénieurs, de nouveaux outils pour l’agriculture. Des outils qui accompagneraient une réflexion sur de nouvelles manières d’aborder l’agriculture et de l’ouvrir à des pratiques nouvelles et contemporaines. Il y a finalement eu assez peu d’évolution de ce côté depuis longtemps et il me semble important de se pencher un peu sérieusement sur ce sujet, et d’ouvrir de nouvelles perspectives dans cette pratique. Le design doit contribuer à ce changement.