Claire Jacquet. Ton travail s’élabore depuis une dizaine d’années avec des pièces constituées d’objets ou d’images familières que tu associes à d’autres éléments. Pour Mobilis in mobili, la forme monumentale du tetra brick de lait devient une caravane, les canettes de boisson recouvertes de peau de serpent deviennent des Caducées et tu détournes une page de Libération en y inscrivant Wanted…
Franck Scurti. Lorsque j’ai commencé à montrer mon travail, c’était toujours sur le mode de la réponse. Il n’était pas facile de travailler sur mes projets sans argent, donc j’attendais les propositions ! Quand les propositions devinrent un peu plus nombreuses, j’ai eu alors l’impression de tomber dans un systématisme. En même temps, je remarquais que c’était aussi devenu une attitude récurrente chez nombre d’artistes : s’il n’y a pas d’exposition, il n’y a souvent pas d’œuvres. C’est un problème général, auquel il faut ajouter pour certains, le rythme effréné des expositions. Je n’étais pas satisfait par cette situation et je me suis rendu compte des impasses dans lesquelles s’engouffrait mon travail. Ma réaction a été : ils prendront ce qu’il y a, ce qui existe. Je cherchais une autre économie, prendre la parole quand on a quelque chose dire et c’est tout. Ainsi, c’est à partir d’une pratique quotidienne que j’ai en partie basé mon travail, comme une alternative à la notion de projet. Le résultat donne un ensemble de travaux sans style personnel évident. La plupart des premières pièces sont issues de formes parisiennes, de la rue : la porte de boulangerie, les « bonneteaux », etc. Lorsque j’ai commencé à être invité à exposer à l’étranger, j’ai tout naturellement continué à m’approprier et à expérimenter ce que je voyais sur place, mais toujours en relation avec ma culture.
Tu interroges des codes culturels contemporains en les subvertissant et en créant une tension, entre le vécu et le fantasmé, le connu et l’inconnu, sans chercher une résolution, mais davantage une extrapolation qui a quasiment valeur de brouillage…
Oui. Ce sont des tentatives pour capter les passages et les contradictions entre les cultures, les signes. Je pense qu’un zoom sur un détail peut dire beaucoup de choses… à partir d’un fragment, on peut reconstituer un ensemble. Je travaille à partir de signes particuliers et il faut que chaque pièce ait son propre langage en tant qu’art, mais aussi qu’elles disent quelque chose sur la société. Il y a des pièces qui traitent des objets de consommation, d’autres des médias et de l’actualité, ou encore de l’économie. En même temps, ces travaux abordent des notions artistiques élémentaires : la couleur, la ligne, le volume. Je ne travaille pas « sur » quelque chose, mais « avec » des choses. Le sens navigue entre le poétique et la politique, entre la communication directe et l’allégorie.
Il me semble que le déplacement de sens que tu affectes à ces objets en leur additionnant d’autres valeurs, d’autres usages, dépasse les simples enjeux d’une « sculpture sociale » dont le propos critique reste très orienté…
Le travail de Joseph Beuys ne m’a jamais passionné. Pour lui, la sociabilité était sculpturale, mais quand on pense à son travail, à ses éditions de multiples, on se rend compte que cette sociabilité était complètement esthétisée. Aujourd’hui, elle sonne faux. L’ensemble des pièces que j’ai réunies sous le titre Street Credibility parle de cette fausse unité. Je cherche à déstabiliser tout ce qui fait autorité, à mettre en rapport des codes sociaux et des formes artistiques, à donner du poids à des images qui n’en ont pas et à en enlever à celles qui en ont trop. Lorsque j’utilise une matière ou une image, c’est pour ce qu’elle représente dans la vie de tous les jours, mais aussi pour ce qu’elle peut évoquer quand elle est associée à une autre forme qui déstabilise et les commente. L’objet, l’image, la matière, les formes sont surdéterminées de multiples façons, nous y sommes confrontés tous les jours. Tout est formaté, préexiste avant même qu’on y ait accès et, en ce sens, ce sont des formes d’expression du pouvoir. Le fait même d’utiliser des éléments socialisés, amène la sculpture à traiter d’emblée de relation sociale.
L’évolution moderne de la sculpture poursuit une double logique, celle de rendre fonctionnels des objets qui ne le sont pas ou de rendre inutilisables des objets jusqu’alors utilisables. Tes pièces ne sont pas fonctionnelles « telles quelles » : la chaise ne peut soutenir le poids d’une personne et le dormeur ne peut étendre ses jambes dans NY 06:00 A.M. Quel est le principe de fonctionnalité de ces œuvres ?
Pour Chairs, il y a eu un geste réel au départ : le geste banal de l’ouverture d’une boîte de conserve, puis ce petit modèle en forme de chaise que j’ai réalisée à l’aide du couvercle. Ensuite j’ai agrandi ce modèle à une dimension industrielle; j’étais curieux de voir comment ce geste banal serait traduit par l’industrie, reproduit par des ouvriers et leurs machines pour devenir un produit, un geste partagé. Chairs ou NY 06:00 A.M. ne sont pas des prototypes. Ils sont peut-être des contre-projets mais ce sont avant tout des dérives de l’imagination. En produisant neuf exemplaires de ces chaises, j’étais au-delà d’un stade de pré-diffusion de l’objet. Je voulais aller justement plus vite que le « projet ». À travers NY 06:00 A.M., c’est un monde familier et sécurisé qui est produit, celui du dessin animé de Tex Avery ou de Bernard et Bianca, tout cela est lié à l’enfance…
J’ai l’impression que tu es assez fasciné par les potentialités du ready-made. Comment s’organisent tes rapports au ready-made et à son histoire ? Je pense bien sûr à l’héritage de Marcel Duchamp dont il me semble reconnaître l’influence dans quelques pièces, son mètre-étalon et ton Une seconde et demie, ou son portrait de Georges Washington et celui du Général de Gaulle dans Sans titre (cool memories) ?
Duchamp est un modèle négatif. C’est une position très aristocratique de déclarer un objet ou une image comme de l’art parce que l’artiste ou l’institution l’a décidé. Je pense que c’est aussi accepter le monde tel qu’il est, alors qu’il serait mieux d’essayer de le changer. Aujourd’hui le ready-made est devenu un style alors que c’était une effraction. Buren, Broodthaers, Manzoni m’ont intéressé car ils ont essayé d’ouvrir d’autres voies que celle du ready-made. C’est en regardant les lignes de Manzoni que je me suis intéressé au mètre étalon de Duchamp. Les Caducées, Une seconde et demie, La Linéa sont des spéculations sur les lignes de Duchamp et de Manzoni. Ce qui m’intéresse dans le concept du ready-made n’est pas lié à l’objet mais à la matière des choses, car les matériaux sont aussi des ready-mades. Quand j’utilise un tissu aussi surdéterminé que le jean, c’est en connaissance de cause. Plonger le regard dans la matière, c’était le pari de la vidéo Heineken Vision. Quand elle est projetée en trois mètre par quatre sur le mur, et bien on peut dire que c’est un grand verre, mais c’est tout ! (rires)
Tu as aussi produit des pièces en rapport à l’actualité, Café Erika notamment, exposé pour la première fois au Japon, et qui fait directement allusion au désastre écologique engendré par le naufrage du pétrolier…
Je lis, j’écoute, je regarde les informations et cela influence naturellement mon travail. Pour Café Erika, J’ai utilisé un dessin de presse. L’enjeu était de donner vie à cette image en la filmant. L’installation était dans un magasin désaffecté à Tokamachi City et avait une fonction réelle, les gens venaient y prendre une tasse de café ou de thé, s’asseyaient sur des coussins noirs en forme de flaque et regardaient la vidéo. On pouvait aussi les voir à travers la vitrine du magasin… S’agissant d’un problème écologique mondial, il me semblait intéressant de transporter cette information d’un continent à un autre. Cela m’amusait, car la technique d’animation est absolument inappropriée dans le traitement habituel de l’actualité.
Tu as récemment introduit la photographie dans ton travail. Qu’est-ce qu’elle suppose, quelles seraient tes directions de recherche par rapport à ce médium ?
Je n’ai pas de mode de production exclusif et je suis curieux de faire des expériences. Ce qui est important, c’est de comprendre la relation que nous avons avec ce qui nous entoure, de la définir, et de choisir ensuite le médium. Objet, vidéo, dessin, peu importe à partir du moment ou ce médium est en rapport avec l’idée qui l’a généré. Mais il y a des perceptions qui sont fugaces, que la vidéo ou la sculpture ont du mal à restituer. Ce qui m’intéresse dans la photographie, c’est quand elle assume la condition de l’objet sculptural, c’est-à -dire quand elle nous restitue une expérience spatiale et temporelle, visuellement et mentalement.
Tu écris sur ton travail mais tu fais aussi des textes plus généraux qui prennent position (« Conditions de l’artiste à l’ère du McWorld », Franck Scurti, in Trouble n°1, est disponible en ligne sur le site www.trrrrouble.net), tout comme certaines de tes pièces. Y a-t-il chez toi une attitude distanciée, voire critique ?
Je suis critique envers les oiseaux et les fleurs… Aujourd’hui, beaucoup d’artistes revendiquent le statut de leur travail comme « critique » et je pense que si un sondage était fait, on ne serait pas loin des fameux 82% de travaux « critiques » ! C’est dommage car il y a encore tant de travaux de décoration à faire. La critique, dans le champ artistique, je ne sais plus trop ce que ça veut dire… Je lis le journal le matin et l’après-midi je travaille, la société est responsable ! (rires)
Propos recueillis par Claire Jacquet.
Entretien paru en automne 2002 sous le titre « 18 % de fleurs et d’oiseaux » dans Le Journal du Cnp n°18 et publié avec l’aimable autorisation du Cnp.
Photo
Franck Scurti, Colors, 2000. Installation vidéo sur 3 écrans, Master Betacam, 6’. Dimensions variables.
Photo : paris-art.com. Courtesy Palais de Tokyo.
Liens
Voir le site de Franck Scurti
Lire l’article sur l’exposition de l’artiste au Cnp
Lire l’article sur l’exposition de l’artiste au Palais de Tokyo
Lire l’article sur l’exposition de l’artiste à la galerie Anne de Villepoix