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Sans compter un accompagnement attractif de visites, parcours, initiatives, dîners publics et privés pour choyer les collectionneurs et les invités d’honneur venus du monde entier.
Bref, une volonté évidente de faire briller Paris aux yeux de toute la planète de l’art. Mais aussi, de façon plus terre à terre, une grosse artillerie pour frapper fort dans la concurrence internationale de l’art, face à Berlin et Londres notamment, par delà la crise…
Cette foire de foires est à l’évidence un événement plus commercial qu’artistique. En dépit d’une convergence habilement coordonnée d’initiatives, son ampleur pourrait bien, paradoxalement, traduire une véritable crise de l’art, qui viendrait confirmer et creuser la «crise de la culture» qu’Hannah Arendt associait dans les années 1970 à l’essor de la société des loisirs.
C’est aujourd’hui l’art lui-même qui est directement atteint par sa marchandisation outrancière, et par l’hégémonie du marché dont les formes les plus apparentes sont la prolifération des foires, la tyrannie des salles de vente, et la spéculation effrénée dont sont emblématiques les récentes enchères-spectacles orchestrées sur la scène internationale.
Il ne s’agit évidemment pas de décréter l’inutilité du marché et de ses structures de diffusion et de vente, ni de prôner un impossible contact direct entre les artistes et les spectateurs, ni de rêver à une idyllique virginité commerciale de l’art, mais de cerner les effets d’une situation d’hypertrophie du marché sur l’art et sur visibilité même des œuvres.
Dans les foires, l’art est paradoxalement invisible en dépit de la présence physique des œuvres. Les ready-made de Marcel Duchamp ont en effet amplement attesté que la présence ne suffit pas pour qu’une chose soit vue comme une œuvre d’art. Il lui faut pour cela un dispositif particulier de visibilité, en l’occurrence le musée, qui, au terme d’un protocole artistique particulier, va conférer à la chose la plus ordinaire cette visibilité qui est propre aux œuvres d’art.
Les foires ne sont donc pas des dispositifs de visibilité de l’art, mais des machines de vente. Elles ne convertissent pas des choses en œuvres, mais des œuvres en marchandises. En quoi elles sont plus proches des supermarchés que des musées. Aussi soignés que soient les stands des galeries présentes dans les foires, les œuvres-marchandises sont, comme dans les supermarchés ou les catalogues de ventes, généralement juxtaposées, isolées les unes des autres, souvent confinées dans des espaces exigus, et surtout sans rapports esthétiques et de sens entre elles.
Dans les foires, les œuvres sont invisibles parce qu’elles sont platement accrochées à un prix ou à une cote au lieu d’être reliées à une problématique signifiante ou esthétique comme elles le sont (idéalement) dans les musées ou les biennales. De la foire à la biennale on passe d’une logique de la marchandise et de la vente à une logique esthétique, signifiante et sensible.
Même s’il n’est évidemment pas dépourvu de sensibilité, le regard du collectionneur qui arpente les stands d’une foire est inséparable d’une sorte de pulsion de possession et d’achat, de calcul. L’attention à la qualité esthétique des œuvres n’est jamais séparée d’une tentation spéculative, aussi modeste soit-elle. La foire donne ainsi, sous l’autorité de la quantité, consistance à un improbable mélange entre valeur esthétique et valeur d’échange, entre l’art et la spéculation.
La logique marchande conduit en outre les foires à pratiquer une politique de prix d’entrées prohibitifs, pour littéralement exclure une tranche (large) du public qui voudrait, par curiosité ou par goût, simplement «voir» de l’art sans en acheter, en utilisant sans forcément le savoir la foire à contre emploi comme un musée ou une biennale.
Cette sélection à l’entrée confirme que les foires ne sont que très secondairement des lieux de diffusion ou de rencontre de l’art. Ce sont avant tout des lieux de vente destinés aux collectionneurs grands, petits ou potentiels, qui ne doivent pas être importunés dans leurs achats par une foule de simples visiteurs insolvables. Les visites privées ou les pré-vernissages sont d’autres formes de l’attention accordée aux meilleurs clients.
L’aspect le plus pervers de la marchandisation généralisée et de la spéculation à outrance de l’art, réside dans le formatage esthétique des œuvres, dans un processus souterrain d’uniformisation, c’est-à -dire de discipline qui atteint aussi directement que subrepticement à l’essence même de l’art.
L’art-marchandise (arrivé au degré de l’«art des affaires») s’avère en réalité être une aporie dans laquelle la logique de la marchandise joue contre l’art en émoussant ses capacités à faire rupture, à déborder les convenances esthétiques et de tous ordres.
Soumis à l’implacable logique de la marchandise, l’art doit être assez différent pour rester de l’art, et assez conforme pour ménager les clients potentiels. Au risque de perdre ses capacités au désordre créatif. Au risque de basculer dans la culture.
«Il y a la culture qui est de la règle, et il y a l’exception, qui est de l’art», note Jean-Luc Godard avant de souligner qu’«il est de la règle de vouloir la mort de l’exception» (JLG/JLG).
La prolifération des foires, des salles de vente, des spéculations à outrance et des collectionneurs-vedettes caractérisent le moment présent où la règle a raison de l’exception; où les œuvres ne sont plus faites pour le monde, pour en capter les résonances et les pulsations profondes, mais au contraire pour satisfaire les besoins financiers ou politiques des hommes; où le différent sombre dans la répétition et le même.
Avec le monde et pour de semblables raisons, l’art est crise, menacé par cette situation funeste où la demande prévaut sur l’offre, la consommation sur la production — les vendeurs et les acheteurs sur les artistes.
André Rouillé
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