— Éditeur : Carré d’Art, Nîmes
— Année : 2002
— Format : 28 x 22 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs
— Pages : 135
— Langue : français, anglais
— ISBN : 2-907650-28-9
— Prix : non précisé
Transitions : l’œuvre de Fiona Rae
par Simon Wallis
Depuis une quinzaine d’années, Fiona Rae compte parmi les personnalités les plus attachantes et les plus fortes sur la scène de la peinture britannique. Ses œuvres attestent une rare aptitude à prendre des risques, et déploient une esthétique plurielle, sans cesse renouvelée, qui plonge ses racines dans l’histoire de la peinture, mais aussi dans le dessin, les arts graphiques, la mode, la musique, le cinéma et la bande dessinée, pour ne citer que quelques-unes des sources d’influence éclectiques de Fiona Rae. Chaque ensemble d’œuvres explore en profondeur les possibilités de créer et d’associer des images par rapport à l’environnement culturel immédiat et à ses résonances affectives et intellectuelles. C’est un art en prise sur les phénomènes visuels contemporains et sur nos désirs et préoccupations souvent contradictoires. Fiona Rae savoure les couleurs, les matières et la malléabilité de la peinture. Ses tableaux nous surprennent et nous stimulent tout à la fois en évitant les ornières de l’habitude. Elle a élaboré tout un catalogue de touches, taches et coulures virtuoses, de fonds somptueux et d’éléments calligraphiques, afin de sonder les espaces où nous pourrions nous projeter mentalement. Malgré toute leur force d’émotion psychologique, les peintures de Fiona Rae peuvent être froidement calculées dans leur construction excentrée qui autorise un dialogue fécond entre agencement rigoureux et improvisation modulée. L’artiste, qui est, par tempérament, réfractaire aux solutions de facilité, livre un témoignage profondément personnel sur la culture contemporaine en interrogeant les possibilités de la peinture avec assez d’intelligence pour ne pas jeter un discrédit inutile.
Il y a une spontanéité et une pulsion investigatrice dans les peintures de jeunesse de Fiona Rae, influencées, entre autres, par des artistes comme Picasso, Jean Dubuffet, Jean-MicheI Basquiat, Cil Twombly, Jackson Pollock ou Robert Motherwell. Elles procèdent sur le mode du copier-coller dans l’esprit des papiers collés apparus au début du siècle dernier au sein de la peinture cubiste. Le cubisme incarnait une vision du réel radicalement neuve. Il a contribué à casser les références et les signifiants, permettant ainsi au langage pictural de devenir de plus en plus perméable aux échanges dialogiques. Les œuvres cubistes employaient le faux bois, les fragments de journaux, les réclames et les noms de marques pour favoriser l’intrusion croissante de la réalité quotidienne dans l’isolement grandiose des beaux-arts. Ces stratégies ont disloqué la composition du tableau et l’ont reconstituée en même temps autour de la représentation du nouveau déroulement temporel de la vie dans toute la complexité des perceptions personnelles, projet que le travail de Fiona Rae perpétue par bien des côtés.
À ce stade de sa carrière, elle utilise une forme d’abstraction biomorphe distanciée, qui oscille entre la structuration maîtrisée et l’exubérance puérile des taches, gribouillis, coulures, bavures et lignes sinueuses, et même une trace de peinture au doigt dans Untitled (yellow)) 1990. Ce tableau en particulier présente une série d’éléments disparates qui descendent de l’angle supérieur gauche comme pour empiéter timidement sur l’espace pictural. Les tiges qui poussent sur une sorte de souche d’arbre rose introduisent une composante narrative et anthropomorphe, écartant ainsi tout soupçon de formalisme glacial. Les œuvres de cette période ont une dimension allègrement gestuelle; ce qui ne les empêche pas de s’attacher sérieusement à acquérir et délimiter un langage plastique à la fois personnel et cohérent. Au passage, des concrétions de formes et traces diverses s’agglutinent en suspens sur de vastes fonds plats qui procurent une aération précieuse dans un réseau d’échanges picturaux intensifs.
(…)
L’informatique a commencé à influer sur le travail de Fiona Rae vers la fin des années 1880, comme en témoigne l’utilisation de collages sans démarcation où des éléments très différents, tantôt plats et géométriques, tantôt d’un biomorphisme anarchique, se juxtaposent dans des formes hybrides. Certains aplats plus rigoureux sont retravaillés à l’ordinateur, ce qui donne un aspect différent, mais pas forcément plus prévisible, aux effets picturaux improvisés ou composés. Les tableaux de Fiona Rae commencent à se dépouiller encore un peu plus dans cette série, comme si elle avait en quelque sorte exorcisé ses démons picturaux pour en arriver à aimer la perfection lisse de l’image numérique. L’étouffement et les terreurs nocturnes cèdent la place aux fonds colorés pulpeux et à la limpidité des compositions aérées. L’espace évoqué dans les œuvres est tantôt aplati, tantôt sublimement profond, et la maîtrise des moyens picturaux se manifeste plus diversement. Les polices de caractères sont utilisées pour leur beauté en soi. Les caractères typographiques, dégagés de leur fonction exclusivement pratique de signification, deviennent des éléments plastiques, de même que les plages de couleurs vaporisées ou les paraphes calligraphiques, et contribuent à instaurer une atmosphère planante pour un état de conscience modifié.
Les polices de caractères et autres procédés utilisés par Fiona Rae donnent une indication du sens esthétique affirmé qu’exige notre culture médiatique. Dans ces conditions, les caractères typographiques sont souvent déformés jusqu’à devenir illisibles. Les modes changent vite, recyclent l’ancien et recourent à des alliances de couleurs toujours plus extravagantes dans les nouveaux tissus. L’internet emploie les graphismes de manière insolite dans une époque placée sous le signe des marques, où seule l’image compte, et où la technologie nous soumet à un matraquage visuel car nous sommes censés assimiler sans peine des quantités croissantes d’informations. Fiona Rae relève le défi, mais en adoptant une attitude plus calme qu’auparavant. Magic 2000 baigne dans une atmosphère de néon où les caractères typographiques deviennent tout à la fois des motifs et des procédés qui peuvent se relier aux tiges et lianes peintes à main levée. Tout se passe comme si les caractères typographiques assumaient le rôle joué naguère par les touches gestuelles, dont ils ont lissé les contours rugueux et canalisé les énergies. Les retouches et les faux départs restent aussi nombreux que dans les tableaux précédents, qui en tiraient un plus grand parti, mais ils sont à présent camouflés ou adaptés de manière a gommer les traces d’effort. lis possèdent la perfectibilité du numérique, se renouvellent et, en quelque sorte, s’améliorent constamment à mesure que des frontières esthétiques s’ébranlent et que des révélations intimes interviennent plus franchement dans les œuvres.
L’évolution vers plus de clarté dans chaque ensemble d’œuvres semble relever, à maints égards, de la confiance en soi, de la volonté d’en dire moins et d’affirmer une plus grande autonomie. La maturité apporte avec elle une meilleure aptitude à prendre des décisions fondées sur l’expérience, et Fiona Rae s’appuie sur ce qu’elle a appris dans son travail antérieur pour recombiner ces acquis avec les sources d’influences de plus en plus diversifiées qui nourrissent son iconographie personnelle. L’expérience récente entre en ligne de compte dans des tableaux qui associent des traces, des souvenirs, des diversions fluorescentes dans un chatoiement ravissant, tandis que l’artiste continue à renverser les règles tacites du bon goût pictural en faisant une place à l’éphémère, au kitsch, au commercial, au frivole et au puéril. Elle transforme ces éléments pour sonder les états d’esprit et les modes de relation aléatoires.
Si l’on a autant de bonheur à revoir les œuvres de Fiona Rae depuis le début, cela tient en grande partie aux risques qu’elle a pris, sans avoir peur de réinventer ses méthodes de travail. Ses peintures procurent un plaisir esthétique parce qu’elles recèlent une véritable mine de sensations visuelles et affectives, offrant un modèle de liberté plastique par la remise en cause inventive et par l’observation attentive des perceptions personnelles. Le spectateur se laisse happer dans les fictions et les rêves de ses œuvres, qui ont affronté la problématique de la prise en compte des sensations forcément éphémères, pour s’occuper du présent et de la fascination éternelle de l’avenir. Les tableaux de Fiona Rae valorisent une multitude d’influences, la foi dans l’aptitude de la peinture à apporter une contribution au langage visuel de la vie contemporaine, et une appréhension nuancée des composantes plastiques et inconscientes de l’œuvre d’art.
(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions du Carré d’Art)
L’artiste
Fiona Rae est née à Hong Kong en 1963. Elle vit et travaille à Londres, Angleterre.