ÉDITOS

Fictions du monde, versions du vrai

PAndré Rouillé

On a longtemps cru en la vérité des images photographiques. Et peut-être y croit-on spontanément encore, parce que cette croyance vient de loin. N’affirmait-on pas au XIXe siècle, dans les premières décennies de l’invention, que la photographie était tout à la fois «l’exactitude, la vérité, la réalité elle-même». Et certains des meilleurs esprits n’ont-ils pas porté cette croyance jusqu’aux confins du XXe siècle. Alors que l’on est désormais passé d’un régime monodique arrimé au monde et aux choses, à un régime polyphonique de vérités d’images, de textes et de sons. Vérités à construire par chacun à partir d’une myriade de données disparates, éphémères et pléthoriques.

On a longtemps cru en la vérité des images photographiques. Et peut-être y croit-on spontanément encore, parce que cette croyance vient de loin. N’affirmait-on pas au XIXe siècle, dans les premières décennies de l’invention, que la photographie était tout à la fois «l’exactitude, la vérité, la réalité elle-même». Et certains des meilleurs esprits n’ont-ils pas porté cette croyance jusqu’aux confins du XXe siècle en scandant à l’envi, comme Roland Barthes dans La Chambre claire: «Dans une photo, je ne vois que le référent». S’il ne dit pas tout à fait là que l’image photographique est la chose, il suggère toutefois que le dispositif produit des images si directes et proches des choses, si dépourvues de voiles, qu’il réalise cette chimère de fusionner les images et les choses…

Cette fiction de l’exactitude, de la vérité, et de la réalité repose en premier lieu sur le fait que la photo-document parachève, rationalise et mécanise la perspective qui s’est imposée en Occident à partir du Quattrocento en tant que forme symbolique, habitus perceptif, et dispositif technique — celui de la camera obscura.
La perspective est une organisation fictive, imaginaire, réputée imiter la perception. L’habitus perceptif qui s’est déployé avec le tableau perspectiviste n’est pas remis en cause au milieu du XIXe siècle par la photographie, il est au contraire systématisé par l’optique et par l’emploi obligé de la chambre noire, qui n’était auparavant qu’un accessoire facultatif dans la panoplie des peintres.

La photographie associe cette mécanisation avec un autre embrayeur d’exactitude et de vérité: l’enregistrement chimique des apparences. Le vrai-semblable logique de l’empreinte (réputée plus «vraie» que «semblable») vient se combiner au vrai-semblable esthétique de l’icône («semblable» et «probable» plus que «vraie»); les propriétés chimiques de l’empreinte s’ajouter aux propriétés physiques de la machine pour renouveler la croyance dans l’imitation.
La photographie renouvelle ainsi les procédures du vrai, en mécanisant la vérité optique (celle de la chambre noire et de l’objectif), et en la redoublant d’une vérité par contact (celle de l’empreinte). En alliant la physique à la chimie qui, ensemble, supportent un régime de vérité d’un nouveau genre: moderne.

Si la machine-photographie peut renouveler ainsi les procédures du vrai, c’est donc en raison de la modernité qu’elle inscrit dans l’économie même de l’image. Au milieu du XIXe siècle, le paradigme artisanal du dessin, qui est l’expression de l’artiste et le fruit de son habileté manuelle, fait place au paradigme industriel de la photographie, qui est la capture des apparences d’une chose par une machine. L’artiste fait place à l’opérateur, les arts libéraux aux arts mécaniques, tandis que l’originalité et l’unicité de l’œuvre s’effacent au profit de la similarité et de la multiplicité des épreuves.
La mécanisation, l’enregistrement, l’empreinte ne sont toutefois facteurs de vérité qu’en vertu de cette conviction moderne qui veut que la vérité croisse à mesure que la part de l’homme diminue dans l’image. Autrement dit, la photo-document devrait sa force de vérité au fait d’être, dit-on, une «image sans homme», au fait d’avoir brisé l’ancienne unité entre l’artiste et son image au profit d’une adhérence nouvelle entre la chose et son cliché photographique.

Si la magie du vrai, qui a subjugué les esprits durant des décennies, opère encore en photographie, il faut bien admettre que c’est (heureusement) plutôt l’incrédulité qui aujourd’hui prévaut. Parce que la photo-document aux sels d’argent, qui a tant redoublé et servi la société industrielle, s’avère notoirement incapable de répondre adéquatement aux besoins de la société post-industrielle. Parce que, dans ces conditions de relative obsolescence pratique, la photographie a été, à partir des années 1980, adoptée comme matériau par un nombre significatif d’artistes dont beaucoup, de Cindy Sherman à Barbara Kruger, de Bruno Serralongue à Sophie Ristelhueber, ont fait de sa critique un trait de leur œuvre. Parce qu’enfin, en ce début de XXIe siècle, le monde des images a tellement changé que l’ancien régime de vérité des photos-documents s’est littéralement effondré.

A partir de l’entre-deux-guerres, les magazines et les journaux illustrés sur papier sont devenus les vecteurs dominants de l’information sous la forme d’une relation entre des textes et des photos-documents. Dans ce cadre où les photos étaient en quantité nécessairement limitée, chacune d’elles devait implicitement soutenir cette gageure d’exprimer à elle seule une part de vérité du monde; et les photographes adhérer à cette fiction qu’un cadrage savamment élaboré, un point de vue adroitement choisi, et un «instant décisif» (Cartier-Bresson) opportunément capté, pouvaient ensemble constituer une synecdoque photographique capable d’élever le détail enregistré à la hauteur d’une signification générale.

Mais le paysage informationnel a totalement changé avec le cinéma, puis la télévision, puis la télévision en direct, puis la vidéo, puis internet, puis la photo numérique, puis les jeux vidéos, puis la généralisation des réseaux numériques: les images — fixes, animées et interactives —, les textes, les sons, les jeux, sont désormais omniprésents dans une planétaire simultanéité.
Les photos-documents ne sont plus jamais seules, ni porteuses d’informations exclusives. Plongées dans de vastes flux de signes de toutes natures, elles perdent de cette originalité que leur conférait le regard singulier d’un photographe investi de la mission héroïque d’aller à la découverte de mondes et de situations inconnus. Comme le monde, les photos-documents sont toujours-déjà vues, et désormais incapables de soutenir la fiction d’incarner une vérité singulière.

Le dispositif moderne de l’information composé d’un alliage entre des textes et des photographies, entre des supports de diffusion en papier sous forme de journaux et magazines, et entre des professionnels journalistes et photographes, est très largement dépassé.

A l’époque des flux, l’information n’est plus rapportée à des instants essentiels, privilégiés ou «décisifs», réputés exprimer une totalité; elle est au contraire transmise en une succession mécanique d’instants quelconques, c’est-à-dire équidistants — sur internet, sur facebook, sur les télévisions et radios d’informations continues. Instants quelconques, mais aussi opérateurs quelconques que sont les amateurs dont la place est grandissante dans la production de l’information à l’époque numérique. Quelconques aussi ces clichés souvent dépourvus de qualités tant techniques qu’esthétiques pour avoir été saisis sans regard ni savoir. Quelconques, donc, ces images dépourvues des traits qui, jusqu’à la fin de la modernité, conféraient aux images leur force signifiante singulière, et leur valeur de vérité: un instant, un opérateur, un regard, une esthétique, un canal de diffusion matériel, lent et spécifiquement mis en forme.

En fait, c’est dans la quantité, la sérialité, la rapidité de circulation au sein des réseaux que résident les qualités et les forces signifiantes de ces images «quelconques». Ce sont sur ces bases que se constituent de nouvelles formes de croyance, de nouvelles fictions du vrai: un nouveau régime de vérité.

A l’opposé de l’époque héroïque de la modernité, où les photographes portaient presque seuls la visibilité de l’information, celle-ci se situe désormais, à chaque instant, à l’intersection de sources, de formes, de supports, de circuits parfois improbables, conjoncturels et toujours provisoires comme ceux des amateurs.
On est passé d’un régime monodique arrimé au monde et aux choses, à un régime polyphonique de vérités d’images, de textes et de sons. Vérités à construire par chacun à partir d’une myriade de données disparates, éphémères et pléthoriques.

Dans le flux informationnel, on n’est plus un spectateur-récepteur mis en position de recevoir une œuvre ou une proposition déjà constituées; on est contraint de trier au sein d’une masse dense et mouvante des éléments souvent aussi nombreux que contradictoires pour, chacun, bâtir sa propre information, sa propre vérité, sa propre fable du monde.
Les images sont à composer entre elles, à tempérer, à croiser avec d’autres sources et d’autres informations textuelles ou sonores rassemblées en une vérité-patchwork mouvante et provisoire, en devenir. Dans un quotidien sur papier, la vérité dure au moins une journée, tandis que dans sa version numérique, elle est réajustée sans cesse; et le lecteur placé dans la position active de devoir extraire en permanence des vérités précaires du flux des informations.

Combiner le vraisemblable et l’incertain; avancer par approximations et corrections successives sur des flots mouvants d’informations pour en extraire, comme l’écume de doutes provisoirement apaisés, des vérités aussi fragiles qu’elles sont différentes des statiques certitudes des modernes croyances longtemps supportées par la photographie.

André Rouillé

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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