Le chorégraphe Jérôme Bel a été le chef de file d’un mouvement français des années 80 qui irrigue encore le champ de la danse de son irrévérence et, parfois, de son vide: la non-danse. Il s’agit d’un mouvement minimaliste et ludique sans décor, sans musique, sans lumière. Depuis des années pourtant, peut-être depuis Le Dernier spectacle (1998), il mène une réflexion tournée vers le théâtre. Occupé à la définition d’un art situé à la limite, à la poursuite d’un théâtre expérimental, Jérôme Bel a gagné une renommée internationale.
Cour d’honneur s’inscrit dans la lignée de ses pièces de témoignages. Il y eu Véronique Doisneau, son tutu sous le bras. Il y a eu Cédric Andrieux et ses souvenirs de Merce Cunningham ou Trisha Brown. Mais aussi Isabel Torres du Théâtre Municipal de Rio et Pichet Klunchun, un danseur traditionnel thaïlandais. Il y eu Disabled Theater avec des acteurs handicapés mentaux qui, tour à tour, montraient une danse ou répondaient à une question, suivant la méthode d’investigation du metteur en scène et au risque du talk show.
Cette fois-ci, il s’agit de témoignages de spectateurs. Chacun son tour, ils quittent les chaises grises disposées en demi-cercle et viennent parler au micro. Placés sur scène dans un dispositif asséchant, ils ne deviennent pas acteurs, ils témoignent par la parole de vérités intimes, de textes inoubliables, de trouvailles visuelles.
Un jeune homme a désiré changer le monde après (A)ppolonia de Krzysztof Warlikowski, une vieille dame a cheminé toute sa vie auprès du personnage d’Antigone, un couple belge a assisté au scandale ridiculement théâtral déclenché face à Casimir et Caroline par Johan Simons, une enfant analyse Enfants de Boris Charmatz. Ils en ont vu des choses fortes, belles, spectaculaires, difficiles et folles — des scénographies débridées, des comédiens virtuoses, des textes inoubliables.
Assis face à eux, conscients d’être aussi une mémoire vive du théâtre, nous regrettons un peu la forme de ces témoignages, même emplis d’amour du théâtre. Un instant, nous voudrions des pianos en flammes, des loups, du sang, des acteurs, du texte. Honteusement, nous voudrions un théâtre qui joue de toutes ses possibilités, un théâtre qui embrasse le monde ou la littérature.
Cour d’honneur traite du théâtre, plus précisément de la mémoire du théâtre. Ce lieu emblématique d’Avignon, Jérôme Bel, malin, le garde nu. Enfin, pas tout à fait. Il y a deux climatiseurs sur le mur de pierres, signe à Christoph Marthaler. Il y a des chants d’oiseaux pour une autre des pièces évoquées. Et il y a surtout la compensation à cette pièce asséchée: des extrait de jeu, hors contexte. Quelque chose arrive alors. Qu’est-ce que le théâtre sans ses artifices, ses décors, sa musique?
Maciej Stuhr joue un extrait des Bienveillantes de Jonathan Littel issu d’(A)ppolonia et la magie propre au théâtre opère. Cet étranger, dans une langue étrangère, dans un texte étranger: c’est nous. Lui, plutôt que les amateurs qui viennent raconter leurs souvenirs. Lui parce qu’il se dédie tout entier à cela, transmettre.
Puis Antoine Le Menestrel escalade le mur du fond comme il l’a fait dans Inferno de Romeo Castellucci et une autre chose apparaît. Sans le décor dantesque, sans l’agitation morbide, son cheminement fait sourire, certains retiennent leur souffle, nous sommes au cirque et nous admirons sa performance qui a perdu sa signification fictionnelle.
Isabelle Huppert donne un extrait du Médé de Jacques Lassalle et malgré la vidéo, malgré la projection sur la pierre, la subtilité de son jeu étourdit.
Une chance encore, Samuel Lefeuvre vient danser pour nous, en état de grâce comme souvent, un extrait de Wolf d’Alain Platel, une pièce qui n’a jamais été donnée dans la Cour d’honneur suite au combat des intermittents pour maintenir leur système d’indemnisation chômage en 2003.
Si les spectateurs sont les témoins de l’histoire du théâtre dans la Cour d’honneur, les corps des interprètes en sont les archives, la part minimale. En sortant de Cour d’honneur le désir de lire et d’aller au théâtre est fort. On comprend l’importance que peut prendre une Å“uvre d’art dans la vie quotidienne. Les souvenirs d’autres spectateurs peut stimuler les nôtres et conforter nos exigences de regardeur. Fidèle à ses orientations, Jérôme Bel refuse la prise de pouvoir du théâtre et sa force de sidération du public. Il préfère la simplicité, l’absence de parure, le récit anecdotique et personnel.