INTERVIEWS

Festival d’Avignon. Au pied du mur sans porte

PMarie Juliette Verga
@31 Août 2013

Avignon programme Au pied du mur sans porte, second opus de la trilogie écrite et mise en scène par Lazare. L'occasion de découvrir le personnage de Libellule, la langue libre et réappropriée de l'auteur ainsi qu'une constellation d'acteurs imbriquée dans cet univers limite, espace tampon entre réel brutal et imaginaire en fuite.

Si Lazare n’appartenait pas au sérail du théâtre, si les murs devant lui manquaient souvent de portes, il a suivi un chemin escarpé et inconfortable qui l’a mené à ne plus quitter le plateau. Lui qui a choisi d’appeler Claude Régy pour lui dire «J’écris des poèmes pour faire face», qui a intégré l’école du Théâtre National de Bretagne sur les conseils de Stanislas Nordey, fait bien plus aujourd’hui qu’appartenir au théâtre: il en invente des bribes. Dans l’écart qui s’ouvre entre les obstacles dont est jonchée la réalité et la folie sans retour, se niche un espace d’autonomie temporaire. Lazare parvient à ouvrir cet espace, à inventer une libre parole quand l’époque est à l’observation entomologique et à la description des enfermements.

Lorsque les spectateurs entrent dans la salle, les comédiens sont déjà en jeu. Il n’y a pas d’avènement ici, tout est en cours. Cet univers limite s’inscrit dans un temps continu, circulaire. Après l’enfance déracinée dans une famille blessée –sublime Passé-je ne sais où je reviens– et juste avant la recherche du père dans Rabah Robert, Libellule grandit au pied du mur sans porte. Entre ses sept et ses dix-sept ans, nous suivons les pas d’un enfant sans père, inadapté à la vie scolaire, à l’ombre de tours menaçantes et de psychologues inutiles. Près de lui, une mère attentive, aimante, poète. Pour sûr, elle fait plutôt des ménages mais elle joue si joliment de l’élision, la mère de l’enfant «tourdi» qui a un «retard d’école» et «est fait de deux moitiés différentes […] un pied qui trébuche et un qui jour au foot». Si le rire traverse la salle, il est rapidement arrêté par l’intensité dramatique d’une vie trouée.

Dans une cité oubliée et oublieuse, Libellule perd ses affaires et se perd lui-même dans des flaques d’eau. Il y rencontre un frère mort avant d’être né, l’Autre, enfermé dans une cage de verre, éclairé afin de faire ombre, sans visage. Un fantôme qui parle, symbole d’une douleur commune, sociétale. Inapte –et l’on comprend que dans cette inaptitude est aussi le salut, l’incapacité à se soumettre aux ordres, aux normes– Libellule se trouve intégré à un groupe de dealers lorsque l’adolescence approche. L’espace devient celui des caves, des halls d’immeubles et des terrains vagues tandis que la mère paie un sorcier-charlatan pour le protéger «des gens méchants qui font la méchanceté méchante».

Les peintures, les dessins, les compositions sonores inouïes et délicates de Benjamin Colin, les lumières découpées, géométriques, la scénographie discrète, tout participe à créé un univers fragile et réjouissant. Les comédiens sont tout simplement sidérants: Mourad Musset (Libellule), Anne Baudoux (la Mère), Axel Bogousslavski (L’Autre) et, pour plusieurs et différents rôles, Claire-Monique Scherer, Yohan Pisiou et Julien Lacroix. Les musiciens Guillaume Allardi, Benjamin Colin et Jean-François Pauvros habitent le plateau. La partition qui réunit ces fragments est d’une précision rare, elle structure la puissance donnée à chacun.
Lazare réussit le tour de force de ne jamais choisir entre le théâtre de mots et le théâtre de corps. Attaché à un jeu très physique, il a la grâce d’offrir un théâtre éminemment politique et éminemment poétique. Au pied du mur sans porte célèbre les noces de la création littéraire la plus pure et de la mise en corps la plus exigeante. A ne pas rater, où que ce soit.

AUTRES EVENEMENTS INTERVIEWS