Une porte s’ouvre côté cour et laisse apparaître une violoniste (Amandine Beyer). Un noir silence habille pendant quelques secondes les talons de la jeune femme et joue dans le noir Partita 2 de Bach. Première acte d’un spectacle qui en compte plusieurs.
Puis, dans une demi-obscurité, Keersmaker et Charmatz dansent sans musique pour être rejoints par la violoniste. Le spectacle est découpé en différents morceaux artistiques. Noir séparé de la lumière, musique séparée de la danse avec deux danseurs séparés d’eux-mêmes, chacun joue sa propre partition. Keersmaker met à nu l’artiste face à son Art. Et le public face à lui-même.
Chaque partie du spectacle apporte une touche supplémentaire à sa construction. La danse s’habille au fil des scènes de téguments artistiques musicaux et scénographiques, dans une trame chorégraphique où les deux danseurs découvrent leur vis à vis. Pourquoi seul l’artiste devrait prendre part au spectacle? C’est à cette question que Keersmaker semble s’interroger. C’est un jeu de miroir entre public et artistes. La chorégraphe-danseuse joue avec ce clair-obscur, cet entre-deux qui situe le spectateur face à un spectacle comme un artiste face à son œuvre ou un citoyen face au monde.
Nous sommes dans un monologue artistique où chaque danseur est face à lui-même, ne conjuguant pas sa présence avec celle de l’Autre. Tout est solitude, une solitude qui pousse chaque artiste à découvrir sa partition, trouver son identité avant d’aller rejoindre l’orchestre du monde.
La danse de Keersmaker se nourrit d’une grammaire composée de sujets, les danseurs avec leur identité artistique, et de conjonctions, ces mouvements et gestes reliant ponctuellement les danseurs entre eux. Entre ces deux repères artistiques, le danseur a toute plénitude expressive. Il est le centre d’attraction de la chorégraphie, avec autant de centres attractifs que de danseurs. Chaque danseur coordonne ses mouvements dans une dynamique fluide accompagnée de mouvements amples des bras et des jambes sur lesquelles d’autres mouvements, de plus faibles amplitudes, forment de légères vagues corporelles sur le corps.
Les danseurs suivent dans leurs déplacements des cercles dessinés au sol, comme une cosmologie keplerienne composée d’ellipses, de cercles, d’arcs et de points de rencontre. Ce sont des trajectoires sur lesquelles les danseurs courent et s’échappent. Les danseurs suivent chacun de leur côté, dans des mouvements amples, rapides, parfois bousculés, des trajectoires elliptiques, circulaires et centrifuges. Les thèmes de l’individualité artistique et de l’artiste face à son Art transpirent dans le spectacle. Être d’abord à Soi pour se donner à l’Autre. Les danseurs deviennent des entités artistiques lâchées sur scène pour exprimer toute leur individualité.
La danse de Keersmaker possède une gestuelle très fluide, en forme de virgules, les bras effectuant des mouvements courbes avec un coude légèrement centrifuge. Keersmaker et Charmatz sautent à pieds joints, courent à longues enjambées, s’élancent dans des mouvements larges, amples, presque fuyant dans une gestuelle où les gestes courbes jettent aux orties les angles droits. Les danseurs sont dans un mouvement perpétuel, comme à la recherche d’un Ailleurs dans des déplacements toujours centrifuges. Les mouvements sont rapides, sinueux avec des bras qui s’arrêtent, des pieds qui trainent et qui butent pour suivre les mouvements du partenaire, comme devenu un repère. Il s’agit d’oublier la présence de l’autre pour être à soi, puis comme une image qui a besoin de son miroir, partir à la recherche de l’autre pour avoir son vis à vis. L’Autre est un miroir sans tain, une présence absente pour devenir reflet et appui. C’est un jeu de miroir artistique. Les danseurs deviennent ombre et lumière de leur partenaire. Ils se suivent pas à pas, pied à pied, corps allongé de l’un pour coller à la position verticale de l’autre. On se porte, on s’appuie l’un sur l’autre. C’est un va et vient spéculaire.
La danse est unisexe, les mouvements puisent à la même trame artistique, porté par le même souffle chorégraphique. La gestuelle des deux danseurs est dans le même rapport au corps, à l’espace et à la scène, une scène que les danseurs défient et qui nous fait attendre. Keersmaker devient citoyen devant son Art et interpelle le public.
Le spectacle est volontairement décalé dans sa construction. La gestuelle artistique est de toute beauté et Keersmaker invite le spectateur dans un cheminement aride. Elle a ce désir de faire en sorte que le spectateur soit indisposé. Le fond est poétique quand la forme se veut revêche. L’Art devient rebelle à la scène, à sa représentation. Ce qui interpelle dans le spectacle, c’est ce rapport à l’espace, à la scène, à l’Autre, à l’Ailleurs. Keersmaker interpelle le spectateur dans son rapport à l’Art, témoin d’époques. S’indisposer devant le spectacle du monde, la chorégraphe-danseuse questionne le rapport que nous entretenons avec notre environnement, avec nous-même. Dans un monde où tout est information, être témoin et spectateur participe aujourd’hui à l’essence même de notre quotidien. Photographe, caméraman, journaliste, nous le devenons avec nos technologies numériques, outils de passivité en poche quand l’action se déroule à l’extérieur. Il s’agit pour Keersmaker d’indisposer le spectateur pour qu’il devienne spect-acteur. De cette individualité revendiquée au départ, de ce besoin d’exister sans l’appui de l’autre, il ressort sur scène une entité artistique où le public, l’artiste, le partenaire, la danse et la musique sont mêlés et interpellés pour faire corps aux soubresauts du monde.
L’Art devient plus que le témoin d’une époque. Il devient acteur de sa propre production en invitant le spectateur à se positionner par rapport aux événements artistiques, historiques et sociaux de notre monde.