Robyn Orlin explique qu’il y a 7 ans, alors qu’elle préparait une pièce avec les danseurs de l’Opéra de Paris, elle désirait utiliser l’image d’un homme qui tombe du haut d’une tour lors des attentats du World Trade Center -—image symbole— mythologie contemporaine. Face à la violence traumatique d’un événement empêchant la négation des chutes quotidiennes qui agitent le monde contemporain, les danseurs se mirent en grève. Des années plus tard, elle ne peut lâcher une image qui les tant troublés. Proche d’Icare, l’homme contemporain trop ambitieux est conduit à sa chute et l’image de cette chute conserve un puissant potentiel tragique et poétique.
Avec beaucoup d’humour et un sens aigu de la comédie cynique, la chorégraphe sud-africaine et berlinoise juxtapose deux solos. Lorsque les spectateurs pénètrent dans la salle, ils sont invités à se rendre sur le plateau tandis que les premiers rangs sont occupés par des toiles de tente. Cela ne dure pas, la danseuse congolaise Elisabeth Bakambamba Tambwe chasse tout ce beau monde. Face à ce qu’elle nomme «l’invasion», elle demande au public de «faire retraite de la zone occupée» mais aussi de l’aider à remettre les choses dans l’ordre et à placer les tentes sur le plateau. Performeuse hors pair, diva capable du pire, elle disparaît à moitié dans l’une de ces tentes pop-up tout en en ingurgitant une seconde avec une habilité déconcertante. Les images fortes se succèdent ainsi que les adresses directes au public. Les métamorphoses ne cessent pas un instant tandis que les tentes-chrysalides sont remplacées par une robe-tube qu’elle magnifie en Grace Jones ou Nina Simone. «Suspendue dans un no women’s land», elle ronfle à la fin d’un play-back, assume Strange fruit ou emmène un spectateur à croquer la chenille en sa compagnie. Au milieu des transformations impossibles —«je ne serai jamais un papillon»— et des références aux femmes noires qui l’ont précédé, ce personnage improbable capte l’attention des spectateurs sans faillir.
Lorsque Éric Languet, ancien danseur de l’Opéra de Paris, fait son entrée, il exige que le plateau soit débarrassé de toute trace visible de sa présence éphémère. Si jamais vous en doutiez, il s’agit ici de spectacle vivant et vécu. Celui-ci s’oppose à la chorégraphe, refuse le travail sur la chute, réclame de s’envoler. Il raconte son amour du surf —il aurait accepté pour cela une place au Ballet Royal de Nouvelle-Zélande— lié à son amour de la danse classique, le tout dans une gestuelle toute en pliés élégants. Le voilà sur pointes, suspendu à une grande barre noire, luttant pour son statut de danseur. Il s’agite, utilise les spectateurs, circule entre les rangs.
Difficile de saisir ce qui relie les deux solos, difficile de saisir vraiment la réponse à la question de l’image fondamentale et humaine, trop humaine, de la chute. Reste une capacité singulière à capter les terreurs invisibles de notre temps, à attirer l’attention sur ce dont on veut se détourner. Dans un monde plein de papillons, il faut des couilles pour être une chenille-pensées sur la chute ne violente pas le spectateur mais l’amène à rire de ses peurs ancestrales. Une étude de l’interprète par suspension et effondrement qui mène à une nouvelle relation au public? A suivre.