On pourrait croire que Tatjana Doll voit les choses en grand. Il n’en est rien, elle les voit juste à leur taille réelle et c’est troublant. C’est du moins le cas dans cette exposition personnelle qui se tient actuellement à la galerie Jean Brolly. Le parti pris est celui de l’encombrement maximum, de la saturation complète de l’espace. Tout d’abord, on n’y rentrerait pas une toile de plus : les murs sont tapissés de ces tableaux de Ferrari rouges, alignés, juxtaposés, superposés, rangés rigoureusement façon parking. Par ailleurs, le motif automobile occupe la toile jusqu’au rebord, pas de perte, pas de marge. Pas de doute, nous sommes bien dans le registre du plein : Tatjana Doll évacue le vide de la toile quand elle y représente quelque chose, et sature l’espace de la galerie quand elle y expose ses tableaux.
Qu’elle s’attache à des éléments de signalétique urbaine, aux pictogrammes des lieux publics, aux camions postaux, aux semi-remorques, à la nouvelle Austin Mini ou aux Ferrari, ce sont dans tous les cas, des visuels d’une relative banalité auxquels cette artiste choisit de donner un statut véritablement pictural. Quand il s’agit d’automobiles, ce sont moins les prestations mécaniques de l’engin qui intéressent l’artiste, que sa plastique spécifique qu’elle soit élégante et racée, massive ou utilitaire. Dans le cas présent, il s’agit bien, une nouvelle fois, de bagnoles, toutes Ferrari qu’elles sont. Mais l’objet est miné. Objet de transfert par excellence, le plus souvent masculin, la Ferrari représente pour les inconditionnels de la jantes, le sommet du genre, le nec plus ultra du volant. Adulée, fantasmée, rarement possédée, on réserve habituellement à ces monstres de fer, les égards les plus tendres, les attentions les plus soumises. Mille fois photographiées, étudiée sous ses angles les plus intimes, les moins accessibles, la star de l’auto, avant d’être une voiture est une image, une icône. C’est bien de cet aspect des choses, que Tatjana Doll se saisit. C’est bien à cette image, qu’elle s’attaque au moyen de la peinture.
Et elle n’y va pas de main morte. Associant l’acrylique de base, à la laque automobile de circonstance, sur un support peu enduit, l’accident de surface est inévitable. L’engin est profilé à grand coups de brosse et dans les grandes lignes, sur une toile déroulée au sol, piétinée parfois pour les besoins de son recouvrement. La peinture s’évase, se raye, pire, elle frise, sous l’effet des incompatibilités chimiques. C’est, de prime abord, une catastrophe pour l’image de cette voiture. L’objet est peint de trois quarts, de face, ou de profil ; mais dans tous les cas, les raccourcis de la perspective (si fréquemment usités par les photographes attitrés du genre), créent ici des effets anti-naturalistes, des effets de déformation que les puristes jugeront à coup sûr peu élogieux. A moins qu’ils ne s’intéressent à la peinture et non à la voiture. Et puis, au final, la voiture ne s’en tire pas trop mal ; sans trop de dégâts, comme on dit en cas d’accrochage. La gestualité de la touche, la spontanéité du trait, le bougé de la facture, tout cela confère un effet dynamique et robuste à l’engin, qui lui va bien au teint.
Car la démarche de Tatjana Doll n’est pas si iconoclaste qu’il n’y parait. Et c’est toute l’ambiguïté de son travail. C’est un traitement sans ménagement de l’image qui ménage, en revanche, une certaine retenue vis-à -vis de l’objet. Cela mériterait peut-être de s’affirmer dans un sens ou un autre, quand il s’agit justement d’un objet aussi hautement symbolique que celui qu’elle choisit ici. Mais, c’est peut-être le signe qu’elle n’est pas si insensible, au fond, à l’infaillible et légendaire caractère de séduction de la voiture rouge.
Tatjana Doll
— Série de quatorze grands tableaux peints récemment représentant chacun un modèle différent de Ferrari rouge. Les titres reprennent ceux de différents modèles prestigieux de la marque.