Evoquer le travail de Mary Wigman n’est pas une tâche facile. Cela revient à se plonger dans tout un pan de l’histoire du XXe siècle, dans l’effervescence du monde germanique, de la psychanalyse au cinéma expressionniste, de Murnau à Fritz Lang en passant par les dérives naturalistes collectivistes qui ont précédé le national-socialisme.
Cela revient aussi à suivre, au fil des générations, sa filiation artistique, les fruits de son enseignement de la danse et de son influence créative jusqu’à d’éminents contemporains comme Pina Baush, à travers l’école de Kurt Jooss, ou jusqu’au Buto japonais, qui revendique comme origines, au delà du traumatisme de l’histoire, la radicalité des écrits d’un Antonin Artaud ou des gestes d’une Mary Wigman.
Le film Quand le feu danse entre les deux pôles choisit de rester au plus près de la volonté de la grande dame et prend comme fil conducteur le livre Le Langage de la danse, summum d’une pensée-mouvement qui aurait révolutionné la danse du XXe siècle. Ecrit à la première personne, le film nous offre aussi le privilège de suivre Mary Wigman dans son enseignement et dans ses créations à Berlin. Son fort caractère est encore à l’œuvre sous les traits d’un visage ennobli par le passage du temps. Un travail d’archives très soigné nous conduit de création en création vers une compréhension de la « danse absolue » comme expression « extatique des forces obscures lovées au plus profond de l’individu ».
Celle qui aurait découvert la danse au plus fort d’une crise émotionnelle a suivi l’enseignement d’Emile Jaques Dalcroze sur la rythmique, la musicalité du mouvement et les rapports entre « temps – espace – énergie ». Proche du groupe expressionniste allemand Die Bruke par sa fréquentation du peintre Emil Nolde, Mary Wigman se plonge dans les expériences de Mont Verita (Suisse). En 1913 elle rencontre Rudolph Laban et devient son élève et assistante jusqu’en 1919, où elle affirme sa voie à travers le fameux solo Hexentanz, sur lequel elle reviendra tout au long de sa carrière. Cette Danse de la sorcière se déploie comme un véritable manifeste artistique à même le corps : corps parcouru par une tension terrible, contact étroit avec le sol. Danse qui se veut chtonienne, archaïque et résonne d’une rythmicité qui va jusqu’à se passer de la musique, se donnant dans le silence comme cri absolu d’une intériorité qui s’exprime à travers le mouvement, ou accompagnée des seuls rythmes de tambours africains, gongs ou cymbales asiatiques qui cherchent à faciliter la montée des pulsions primaires.
Il faut comprendre le bouleversement radical des critères esthétiques de l’époque que cette « danse libre », ainsi que l’appelait Mary Wigman, a représenté : elle ne cherche plus la beauté extérieure, elle n’a pas peur d’aller vers le grotesque à l’encontre d’une certaine idée de la grâce, elle n’entend plus être plaisante et légère. Elle devient abrupte, ne dédaigne pas les chocs à l’image du tumulte d’une intériorité qu’elle veut exprimer. Elle est grave et lourde de spiritualité jusque dans ses moments les plus harmonieux, car à travers les danses chorales, Mary Wigman essaie aussi d’aller vers l’épure des gestes en manipulant des corps dans les rythmes universaux.
Ce penchant vers la recherche d’une spiritualité dans le mouvement est magnifiquement mis en perspective par l’intelligente programmation qui propose, dans la seconde partie de soirée, le film Kaléidoscope : Valeska Gert, rien que pour le plaisir, rien que pour le jeu. Ce film témoigne d’un autre aspect de la vie berlinoise et européenne de l’entre deux guerres. Les soirées de « danse de chambre » et les expériences du cabaret satirique des années 1920 revivent à l’écran, malgré le manque d’archives, de part la présence de Valeska Gert, jusqu’à son âge le plus avancée, un personnage terrible, irrévérencieux, plein de vie, chaotique, d’une énergie et vitalité fascinante.
Mary Wigman : Quand le feu danse entre les deux pôles
— Date : 1982
— Durée : 42 min
— Chorégraphie et interprétation : Mary Wigman
— Réalisation : Allegra Fuller Snyder
Kaléidoscope : Valeska Gert, Rien que pour le plaisir, rien que pour le jeu
— Date : 1979
— Durée : 62 min
— Réalisation : Volker Schlöndorff