La conscience artistique et politique de Linda Mulvey éclot dans une Angleterre morose et moribonde, sujette à la crise. La jeune femme vit alors près de Manchester, ville délabrée en proie au chômage, qui s’ouvre dès la fin des années 70 au mouvement punk provenant des Etats-Unis. La pratique de la jeune femme restera ainsi inséparable de ce souffle de révolte qui tente de remettre en question la morale et l’esthétique traditionnelles de la société occidentale. Linda Mulvey opte alors pour le pseudonyme de «Linder» et s’engage à fond dans le féminisme, dénonçant par là les carcans qui pèsent sur les femmes, et qui les réduisent à n’être que de vulgaires «objets».
La carrière de Linder s’inscrit donc dans le monde punk et noctambule de Manchester. Elle traîne dans les bars et les clubs gays, seuls lieux, soutient-elle, où chacun peut s’amuser, se divertir et même se travestir, sans être jugé ni condamné par l’austère morale anglo-saxonne. Elle photographie alors des drag-queens dans les coulisses des spectacles, se maquillant et se coiffant devant leur glace.
Le travestissement est un art que Linder va d’ailleurs assidûment pratiquer tout au long de sa vie: travestissement d’elle-même, de son propre corps et de sa propre image, certes, mais surtout, détournement des images issues des magazines de la société de consommation.
L’art de Linder, c’est indéniablement celui du collage et du photomontage. Dans une société délabrée, en manque de moyens et de matériaux, elle recycle les objets trouvés et les journaux, à la façon des artistes en temps de guerre. Les premiers collages de Linder reprennent par là le fameux principe punk du «Do-It-Yourself»: elle compose avec ce qui lui tombe sous la main, réutilise et détourne de manière transgressive les images policées des magazines.
Elle constitue ainsi de drôles de montage à partir de coupures de journaux, et se focalise tout particulièrement sur les magazines masculins et féminins, confrontant les corps et les sexes. A la manière de Dada, Linder veut choquer, protester et casser les conventions, à partir de montages qui détournent le sens des signifiants que l’on rencontre habituellement dans les journaux, les publicités et les magazines.
Par exemple, elle dissèque au scalpel des visuels, mêle images d’hommes et de femmes, afin de voir «quelle espèce en naîtra». Des têtes d’homme se trouvent alors assemblées avec des corps de mannequins féminins issus de catalogues de lingerie ou de prêt-à -porter. Le rendu est sacrément décapant.
Elle compose aussi une salade de mâche et de concombre qu’elle mélange avec des yeux et des bouches enduites de rouge. D’ailleurs, les globes oculaires et le rouge à lèvres deviennent peu à peu des motifs essentiels de ses photomontages — de véritables obsessions, même, dont elle ne se défera jamais.
Le propos de Linder se revendique comme étant profondément militant. Dès 1978, elle prête son image, son corps et sa voix au groupe «post-punk» Ludus, et devient porte-parole d’un certain féminisme. Le groupe sert de caisse de résonnance à ses convictions. Elle collabore aussi étroitement avec les plus fameux artistes du moment, dont les Buzzcocks et Morrissey, dont elle réalise certaines pochettes de vinyles.
Ses provocations atteignent leur paroxysme lors du concert de l’Haçienda en 1982. Végétarienne, elle porte une robe faite de bouts de viande, exprimant ainsi toute sa rage et son dégoût. Dans l’obscurité de la salle néanmoins, on croit qu’elle porte une robe couverte de fleurs. Des tampons imprégnés d’encre rouge sont également accrochés un peu partout dans la salle de concert, à la manière de La Mariée de Joana Vasconcelos qui a fait scandale récemment au Centquatre. Lors de la performance, Linder finit par arracher son corsage. On s’aperçoit alors qu’elle porte à la ceinture un énorme godemichet: elle se trémousse, hurle dans le micro et se déhanche.
Les revendications de Linder passent donc par des procédés parfois extrêmes. L’artiste ne vise qu’une seule chose: transgresser et choquer, afin de brosser le portrait d’une femme moderne aliénée et loin des canons habituels de la beauté. Elle dénonce le traitement que la société inflige aux femmes et se moque de la vanité de la domination masculine à travers ses innombrables collages.
Les matériaux utilisés pour les photomontages évoluent peu à peu. Désormais, les visages des femmes sont remplacés par des appareils électroménagers (aspirateur, bouilloire, machine à laver, télé, radio, appareil photo). La sexualité demeure toujours au cœur des productions et prend des tournures de plus en plus scandaleuses. Les découpages proviennent alors de magazines de charme, puis de revues pornographiques. Cependant, les motifs du rouge à lèvres et des yeux découpés sont toujours aussi omniprésents, quelle que soit l’époque — et ce, avouons-le, jusqu’à nous en lasser profondément —, et seront bientôt rejoints par le motif de la rose.
En effet, l’exposition cède malheureusement le pas à une certaine répétition. Le discours de Linder, si frais et renversant à ses débuts, devient sa propre caricature, incapable de se renouveler. Son propos se fait monolithique, unilatéral, martelant que la femme n’est qu’un objet dans la société moderne, et s’insurgeant contre cette vision. Finalement, ces photomontages jouant sur le registre du choc et du scandale, apparaissent comme les vestiges d’une époque de révolte punk bel et bien révolue.