Dans «Featuring», on se demande bien qui invite qui ou qui regarde qui. L’exposition évite soigneusement toute forme de citation ou toute coïncidence trop évidente. Les Jeunes respirent le même air que les Anciens et inversement, sans virer dans la tentation de la même communauté de style.
Mais si les oeuvres ne se répondent pas, elles traversent par contre les mêmes thèmes: face à l’Abécédaire aléatoire de Man Ray, Matthew Smith dresse un mur d’équerres griffées d’une tache de peinture. Tous les deux parlent de mise en abîme de l’art, l’un en s’amusant de la contrainte de la lettre pour singer des attitudes artistiques, l’autre en retoquant avec le pinceau du «maître» un matériau du rayon bricolage.
La posture iconoclaste que magnifiait les interventions de Marcel Duchamp n’est jamais très loin. Les équerres de Matthew Smith en témoignent, tout comme les pages de publicité Chanel que Ryan Gander dissimule en partie derrière un rectangle noir.
Se réapproprier les outils de l’artisan pour le premier (avec, en biais, la question de la dichotomie artiste-artisan et celle de la reproductibilité technique de l’art), ou, pour le deuxième, les signes de la consommation élitiste érigée en symbole de masse: dans les deux cas, l’œuvre reprend la main, provoque la dissidence plutôt que de subir sa mise au banc. Et elle le fait avec humour.
Le corps est une autre occasion d’amorcer le dialogue entre les générations. La sculpture de Mathieu Mercier, ce petit homme noir aux traits particulièrement typés et aux mains déformées, fait face aux personnages pseudo néo-classique de Francis Picabia, à une jeune fille désarticulée de Hans Bellmer et au couple photographié d’Amax, deux danseurs dans une position malicieusement érotique.
La nature seule n’a pas le monopole des corps, la culture lui a aussi imprimé des codes de conduite et des manières d’être perçues. Les mains géantes de l’homme noir le réduisent paradoxalement au génie de la production dont, à coup sûr, il ne pourra tirer profit. Les corps féminins de Picabia et Bellmer, par trop idéalisées, finissent par ressembler à de vulgaires machines à fantasmes. Et l’érotisme d’Amax glisse délicatement derrière l’image d’une posture chorégraphiée anodine.
C’est encore un peu plus loin, chez Denise Colomb, l’image vacillante du colonialisme que l’on suggère, dans une photographie mettant en scène la statuette d’un «gentilhomme» blanc en admiration, rapprochée sommairement d’un cliché d’une femme noire posant en trois-quarts.
L’artifice de Denise Colomb, ce mauvais pastiche de la ségrégation raciale que l’on ressent également dans la pièce de Mathieu Mercier, trouve un écho inédit dans l’œuvre signée Donelle Woolford. En plus d’exploiter avec intelligence les particularités du cubisme à partir de petits modules en bois empilés à l’envi, le personnage de Donelle Woolford a ceci d’intéressant qu’il a été créé par un artiste, Joe Scanlan.
Alors, qui est Donelle Woolford? Une très jeune artiste aujourd’hui présente dans les plus grandes capitales de l’art international, une jeune femme très photographiée parce que très belle et très prometteuse, sa cote plus qu’ascendante ne peut qu’en témoigner. C’est aussi un personnage qui ne présente jamais le même aspect physique. Une seule constante cependant: Donelle Woolford, cette belle jeune femme au succès artistique retentissant, est noire.
De quoi jeter un pavé dans la mare de la discrimination positive. Ou de la scène artistique, c’est selon. Car finalement, à quoi doit-elle son succès? A sa jeunesse, sa photogénie? Au fait d’être noire américaine? D’être un pantin articulé par Joe Scanlan? Ou plus naturellement (plus cyniquement, lorsqu’on sait que Joe Scanlan ne brille pas autant avec son nom) d’augurer d’un précieux talent?
Difficile de répondre. Il reste que Joe Scanlan tient avec Donelle Woolford ce que les Surréalistes ont toujours voulu faire tomber depuis Duchamp, sans jamais y parvenir totalement : le mythe de l’artiste-démiurge.
Joe Scanlan lui oppose même une belle réponse en forme de pirouette : l’ «Auto-Featuring».
Featuring
Dominguez, Marcel Duchamp, Max Ernst, Ryan Gander, Mathieu Mercier, Rupert Norfolk, Francis Picabia, Man Ray, René-Jacques, Matthew Smith, Paul Wolff, Donelle Woolford