Thomas Bayrle, Grégoire Bergeret, Madeleine Berkhemer, Benoît Broisat, Laurent Chambert, Valère Costes, Fabrice Cotinat, Julien Crépieux, François Curlet, Gabriele Di Matteo, Vincent Fortemps, Michel François, Rolf Julius, Konrad Klapheck, Bertrand Lamarche, Rainier Lericolais, Didier Marcel, Christian Marclay, Richard Monnier, Miguel Palma, Pierre Paulin, Chloé Piot, Steven Pippin, Laurent Proux, Joan Rabascall, Delphine Reist, David Renaud, Véronique Rizzo, Jean Sabrier, Roman Signer, Laurent Terras, Blair Thurman, Guillaume Viaud, Kelley Walker
Fantômes dans la machine
L’exposition estivale «Fantômes dans la machine» reprend en l’actualisant un thème développé en 2012 au New Museum de New York: les relations entre humains, machines et art. Il s’agit de présenter des ensembles exceptionnels d’œuvres d’artistes considérés comme «historiques», tels Thomas Bayrle et Konrad Klapheck, par exemple, mais également de montrer les œuvres très variées de plus de trente artistes internationaux confirmés, d’autres plus jeunes, complétées par des projections de films et vidéos, précisément choisies dans les collections du Frac et de l’Artothèque du Limousin.
«Fantômes dans la machine» s’organise à partir de trois chapitres de la Vie Illustrée de Marcel Duchamp. Cette série de douze dessins fut réalisée par André Raffray de 1975 à 1977, puis reprise en deux temps par Gabriele di Matteo, d’abord sous forme de tableaux à l’huile en 1993, puis de scanachromes rehaussés à l’huile en 2002. Ces trois œuvres de Gabriele Di Matteo actualisent trois moments anecdotiques de la vie de Marcel Duchamp et s’intéressent précisément à sa postérité.
Le premier montre le jeune Marcel devant la vitrine du magasin Gamelin à Rouen en 1913. Le spectacle de la broyeuse de chocolat lui inspira l’un des éléments de La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, appelé également «Le Grand Verre», premier grand œuvre de l’artiste sur lequel il travailla de 1915 à 1923.
Cette vision de jeunesse devient le déclencheur de l’œuvre à venir et sert ici d’introduction à l’exposition, au sens où la fascination pour la machine est un motif présent chez de nombreux artistes. En regard de cette image, une œuvre ancienne et intimiste de Didier Marcel, sans titre (1993), reprend le motif de la mythique broyeuse et lui redonne une nouvelle fraîcheur. La présentation des trois rondelles de citron sur un plateau de formica juché sur un pied chromé montre le soin que Marcel accorde à la scénographie comme composante à part entière de la sculpture.
A côté, deux grands dessins en partie (re)produits par le petit robot conçu par Fabrice Cotinat, Confusion, présentent les tracés effectués par la machine sur un grand papier d’architecte où était imprimé un dessin matrice puisé dans l’art ancien, classique, moderne, contemporain. Ici, l’interprétation limitée du dessin est entièrement déléguée à la machine, errements et digressions compris.
La première salle de l’exposition présente un grand tableau récent de Laurent Proux. Ici, l’arrière-plan sombre du tableau décrit une sombre machine d’impression d’où émerge un long morceau de tissu ou lai de papier peint vivement coloré. A l’avant de ce grand tableau, une sculpture de Richard Monnier semble vouloir montrer l’intérieur d’un dé, au moins toutes les lignes qui réunissent les points noirs des six faces, avec des moyens très simples, ballons de hand-ball découpés et fers à béton.
En face, une sculpture sonore récente de Laurent Terras, Sans fuite, ressemble à un chef-d’œuvre de plombier mélomane. Un circuit de tuyaux en cuivre fait circuler un liquide à travers des bottes et des bidons, en ménageant deux moments d’accélération qui font vibrer l’ensemble (le double effet Venturi du titre). Autour de cette fontaine musicale, un ensemble de dessins légendés montre l’importance pour l’artiste des jeux de langage dans ses projets de sculptures.
La seconde travée est placée sous le signe d’un autre épisode de la vie de Duchamp. L’artiste accueille un visiteur au Concours Lépine de 1935. Il y présente une invention dont il est l’auteur, les Rotorelief, des disques de papier imprimés de formes et de lignes colorées qui, par rotation sur phonographe, permettent de donner l’illusion du relief et/ou de la profondeur. On sait que cette présentation au Concours Lépine fut un échec commercial pour Duchamp. L’influence de son invention se manifesta beaucoup plus tard, au début des années 1960, notamment auprès d’Yves Klein et de Jean Tinguely.
C’est la question de l’artiste comme inventeur qui est ici posée, et autour de cette question, de la protection du droit d’auteur. Le tondo rotatif élaboré par David Renaud est certainement un prolongement du Rotorelief, dans une version au sol très troublante où la technique de peinture «spaghetti» est redoublée par le mouvement giratoire. Dans l’autre partie de la salle, une œuvre ancienne de Joan Rabascall emblématise les recherches de l’artiste. Ici, il a fait tirer sur toile et tendre sur châssis la reproduction photographique d’une image publicitaire très contrastée. Le slogan original mettait en avant la haute fidélité de la reproduction sonore. En étirant le message dans le temps, la version qu’en donne l’artiste suggère plutôt la dépendance à la télévision et aux mass-médias.
Deux sculptures du jeune Grégoire Bergeret sont également présentées. L’une est un assemblage d’agrumes calcinés. L’autre sculpture est un socle vitrine assez bas contenant un moteur. Dans la partie horizontale supérieure, on aperçoit une forme biomorphique qui tourne sur elle-même et fait évoluer dans le périmètre limité une bande de film de 24 images. La vitesse de défilement d’une seconde de film est ici matérialisée et soumise à rude épreuve.
La troisième travée présente une vidéo-projection sonore de grand format de Bertrand Lamarche qui montre un paysage urbain nocturne depuis un surplomb. Avec une maquette de belles dimensions, Bertrand Lamarche a reconstitué le quartier de la gare de Nancy qu’il imagine climatiquement autonome, fabricant son propre brouillard. En vis-à -vis, une maquette animée de Miguel Palma propose de recycler un avion usagé en sculpture pour hall d’aéroport, pour distraire les voyageurs en attente.
Dans la première grande salle blanche, une sculpture récente de Chloé Piot nous toise sur son socle. L’artiste a fabriqué une forme avec des centaines de crayons publicitaires collés entre eux à la verticale. Cette forme repose sur quelques pointes de mines de plomb à hauteur d’œil et, de façon presque tautologique, évoque l’impression 3D.
Un très bel ensemble de lithographies de Konrad Klapheck datant des années 1980-1990 est présenté. Chaque œuvre accentue la présence menaçante d’un objet par une composition parfaitement maitrisée et une gamme colorée harmonieuse.
Une vidéo en boucle de Laurent Chambert est présentée sur un écran plat. Un mouvement perpétuel (perpetuum mobile) autour d’un axe vertical fait défiler des profils humains identiques, comme les pages d’un livre au défilement infini.
Dans l’autre partie de la salle, un ensemble très représentatif de sérigraphies de Thomas Bayrle est présenté. Travaillées à partir d’une même image multipliée, ici des factures et autres bordereaux administratifs, l’artiste fait émerger de nouvelles images, des portraits d’anonymes. Les Superimages que réalise Bayrle depuis le début des années 1960 peuvent parfois se développer en volume et sous formes de films réalisés avec des étudiants. Son œuvre forme une synthèse européenne entre le Pop Art et l’art optique, ce qui lui vaut aujourd’hui une reconnaissance internationale.
Deux collages de Madeleine Berkhemer de la série Natural Science combinent habilement corps féminin et éléments scientifiques, dans une approche sensuelle et érotisée.
La petite salle près de l’escalier montre une série de photographies réalisées en 1993 par Steven Pippin. Les toilettes d’un train reliant Brighton à Londres ont été transformées en appareil photo. Ces cinq tirages et une vidéo projetée dans la salle adjacente documentent l’expérience.
En face, une œuvre vidéo récente de Benoît Broisat se présente sous la forme d’un écran plat au pied duquel est disposée une caisse en bois. Celle-ci contient une maquette et une caméra qui filme et retransmet l’image de ce lieu réduit (ici le fameux «bureau ovale »). Par un travail de reconstitution minutieuse en trois dimensions à partir d’une image de presse, l’artiste sonde la véracité des images électroniques.
De part et d’autre de l’entrée à la salle de projection de vidéos, deux séries photographiques de Roman Signer résument deux séquences tirées d’un film super 8. Sur la première, on aperçoit l’artiste, au milieu d’un torrent, qui esquive une table en bois flottant sur quatre bidons; sur l’autre, l’inexorable immersion du radeau de fortune.
Dans la petite salle de projection, deux programmes de films sont présentés en alternance. Plus loin, une série photographique réalisée en 2008 par Guillaume Viaud retrace une marche dans le célèbre jardin de Claude Monet à Giverny. Près de la séquence vivement colorée, on note la présence d’un cube recouvert de miroirs et équipé de sangles. C’est un sac à dos que l’artiste transporte lors de sa promenade dans le jardin et qui, au sein de chaque image, crée un trou sombre, ou un carré de lumière, ou une série d’images diffractées.
En face, une série de rhodoïds travaillés à l’encre lithographique par Vincent Fortemps permet de renouer avec les techniques de la pellicule peinte (et grattée) des débuts du cinéma expérimental. Entre ces deux séquences d’images, une œuvre ancienne de Michel François fait émerger des questions essentielles de la sculpture (équilibre, poids, matériaux, mais aussi production en série) sous des airs faussement innocents.
La dernière salle présente le troisième épisode de la vie de Marcel Duchamp, celui où l’artiste répare Le Grand Verre, son chef-d’œuvre endommagé dans un transport en 1936. Il est question ici de la capacité de l’artiste à s’adapter aux circonstances, de son ouverture d’esprit aux phénomènes du hasard, aux accidents. Au sol, un très long rail permet de faire circuler deux chariots métalliques sur lesquels roulent deux boules brunes, dans un incessant aller/retour. Intitulée Le lièvre, cette sculpture motorisée de Valère Costes est exemplaire du travail de l’artiste, souvent préoccupé par le mouvement (à vide) de moteurs qui agitent des éléments mécaniques et autres fragments de nature artificiels. Ses œuvres ont été comparées à des machines célibataires.
Les murs latéraux de la salle présentent deux œuvres très colorées. L’une est un poster de démonstration produit par l’américain Kelley Walker. L’autre, un ensemble de magazines perforés par le jeune Pierre Paulin réalisées pendant des voyages en train, à partir d’une matière première trouvée à la gare. Tout près, une œuvre graphique du sculpteur Rolf Julius montre son intérêt pour la technologie dans son application la plus simple. Ici, un halo de couleur obtenu par contact est tiré sur un papier précieux avec une imprimante laser.
Enfin, un ensemble d’œuvres diverses de Rainier Lericolais témoigne de sa quête permanente de sérendipité: enregistrer des signaux lumineux invisibles pour l’œil humain, dessiner avec des outils obsolètes, aquareller un tirage laser, autant de tentatives vouées d’avance à l’échec, en quelque sorte, mais où les accidents peuvent générer des trouvailles inédites.
Extraits d’un texte Yannick de Miloux