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Faites demi-tour dès que possible

D’abord, un solo. Les vêtements noirs ôtés, chemise, pantalon. Pudiquement, restent t-shirt et slip blancs. Suit la récitation des numéros tatoués sur le bras. Ni imprononçables ni innommables mais incompréhensibles et impossibles à graver sans dérailler dans la mémoire et la chair des générations suivantes. Suit le vacarme d’un convoi sans demi-tour tandis que d’autres sons encore et une musique – les flonflons de ceux pour qui la fête continue – accompagnent tas de terre et frissons. Le monticule de terre miniature, son éparpillement, la danse de Pierre-Johann Suc à même le sol, rappellent que le glébeux (pour le dire comme l’Adâm d’André Chouraqui), ne sait pas le chemin et la fin avant de prendre la route qui retourne à la poussière.
«Non, ce n’est pas ça » dira le fils, dira le père, diront-ils tôt ou tard l’un et l’autre au moment de dire la grand-mère ou la mère, la famille, les amis, les disparus, Auschwitz. Comment, du grand-père (Daniel Suc) au petit fils ou à la petite fille (Aurel ou Romane Suc), la trace et les stigmates de l’expérience intransmissible traversent-ils et marquent-ils les générations, les corps et les esprits? Comment l’exprimer, le montrer?

Le spectacle, entre théâtre, danse, mime, performance et projection vidéo s’intitule «Faites demi-tour dès que possible». Entre passé, présent et avenir, dans le triptyque temporel du spectacle, l’avertissement divisé et partagé n’arrive pas tout à fait à destination: à qui s’adresse-t-il aujourd’hui? S’adresse-t-il au présent? Car lorsqu’un jour, pour les uns ou pour les autres, reviendra le jour, reconnaîtra-t-on le signal, le signe ou l’insigne? Ou bien serons-nous encore une fois aveugles ou surtout, aveuglés? Mettrons nous, comme le font un instant le père, le grand-père et la petite fille les mains sur les yeux pour ne pas voir?

Avant le dernier volet du spectacle qui verra, après son solo, le grand-père roulé sur le bord de la scène par la petite fille retrouvant son père (comme s’il fallait, tant le solo de l’un ressemble au solo de l’autre, croire rouler la mémoire sur un bord pour rouvrir l’avenir), un road movie est projeté sur trois écrans figurant un pare-brise et les fenêtres d’une voiture dont les deux voyageurs, entre documentaire et carnet de bord, nous conduisent avec légèreté et vélocité sur les chemins de l’Histoire: camps de Gurs, Vichy, Alsace puis Nuremberg, Auschwitz-Birkenau.
C’est ici qu’il faut s’arrêter avec eux à Vichy, qui n’est pas le terme de leur itinéraire ni celui du spectacle mais le lieu où s’arrête peut-être la mémoire. Aujourd’hui, il faut en effet s’arrêter là (en 1998 pour ce film), pour réaliser que dans la ville, personne ne semble savoir où a été proposée à l’Assemblée nationale une révision de la Constitution permettant d’attribuer, le 10 juillet 1940, les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Cette amnésie locale prend ici des allures de symptôme national. Pendant et après la Libération, combien d’histoires individuelles, collectives ou familiales se sont-elles refermées comme des tombeaux? Combien de descendants ont-ils hérité de mythes familiaux falsifiés ou tronqués sans jamais savoir les non-dits et les mensonges autrement peut-être qu’à travers la tessiture de certains silences ou l’accent de certaines paroles? Combien d’histoires tues? Que scellent-elles de la peur, de la honte, du remords ou du ressentiment?
Freud nous aura appris que le refoulé, c’est ce qui peut toujours faire retour. Une France refoulée se cache donc encore dans les plis des mémoires et des inconscients, là où, faute de transmission familiale, nous n’avons que difficilement accès. De quelle part de monstruosité une part de la France a-t-elle hérité?
Quand la politique, comme le dit Hannah Arendt, repose sur le mensonge et que l’on n’apprend pas seulement «Nos ancêtres les Gaulois» mais «Nos ancêtres les héros», la question demeure d’actualité, quel que soit le jour.

Qui aujourd’hui ou demain, tandis que l’on peut crever comme une bête dans la rue, empêchera les uns ou les autres de monter dans le train? Qui de nous, aujourd’hui ou demain, laissera ou fera monter les uns ou les autres dans le train?
Comme la petite fille de la Compagnie Androphyne, et sans que les stigmates du désastre empêchent jamais de bien se conduire, roulons donc la question sur un bord, pour la garder en mémoire, tout en ouvrant l’avenir. Continuons la route, chantons et prenons aussi une guitare comme les deux voyageurs le font, mais n’évitons pas de revenir sur les lieux de nos mémoires, de réfléchir à ce dont nous avons hérité, à ce que cela fait de nous et à ce que nous en faisons. Ce qui fera peut-être taire la chanson du spectacle: «Quel bruit fait mon cerveau quand je ne pense à rien? Je ne suis pas malheureux mais je ne suis pas bien».

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