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Manifester, avec les avant-gardes, l’écart entre l’art et le réel a largement consisté à démonter, de façon réflexive, les mécanismes et la matérialité de l’art, à déconstruire un à un les éléments constitutifs du factice, à distendre les ressorts du semblant, en proclamant et mettant en œuvre la fin de la représentation, la fin de la perspective, la fin du geste et du métier d’artiste, la fin du tableau, la fin de la peinture… Jusqu’à déboucher sur (presque) rien — un art (presque) sans matière, pur concept —, ou sur n’importe quoi — des œuvres ouvertes aux matériaux et aux économies esthétiques les plus improbables.
L’art du XXe siècle aura donc été, dans ses productions les plus significatives, largement critique, analytique, réflexif : animé par une forte «passion du réel» (Alain Badiou) se traduisant par des tentatives acharnées de débusquer les masques qui dénotent et dissimulent le réel, mais aussi par un terrible soupçon quant aux possibilités de l’atteindre. «L’ère du soupçon» (Nathalie Sarraute) comme autre face de la «passion du réel».
Aujourd’hui, cette passion n’est pas tarie, mais elle s’est transformée, notamment en art, sous l’avalanche des semblants qui sont venus en quelques années ensevelir comme jamais le réel. Et elle s’exprime dans des expositions comme celle de Pierre Huyghe actuellement présentée au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, ou dans certaines œuvres de l’exposition «Notre histoire» du Palais de Tokyo.
Pierre Huyghe adopte, par rapport au réel, une stratégie différente de celle de l’art moderne. Il ne brise plus les masques, il s’en sert. Pour lui, le réel se donne à même les masques, «la fiction est un des moyens de saisir le réel». Il ne s’agit plus d’enregistrer le réel, de le constater, ou de le reproduire au-delà de ce qui est supposé l’occulter, mais de partir dans une quête incertaine pour le produire.
Le film A Journey That Wasn’t repose sur l’hypothèse qu’une île nouvelle serait apparue en Antarctique, et sur la rumeur que s’y trouverait un être unique (qui s’avérera être un pingouin albinos). Il raconte l’expédition qui est supposée avoir eu lieu dans les mers polaires, à bord de l’ancien bateau de l’explorateur Jean-Louis Étienne. Le voyage au travers d’une mer encombrée de blocs de glace, balayée par les vents et la neige est en fait un processus de production de réel.
Ce réel n’est pas, comme chez les modernes, un réel distancié — enregistré, constaté, analysé, critiqué, épuré —, après éradication de l’image, du représentatif et du narratif. C’est au contraire un réel produit obliquement, comme une dérive dans les zones incertaines et obscures de la fiction.
Ce réel n’est pas fixé, mais dérivant au croisement mouvant et multiforme d’une hypothèse, d’une rumeur, d’un ailleurs, d’un mythe et d’un soupçon (le voyage a-t-il effectivement eu lieu ?), ainsi que dans un enchevêtrement d’images : le film, la modélisation de l’île, sa transposition en musique (jouée dans un concert en plein air à New York), et sa présentation en volume dans l’exposition.
Ce faisant, Pierre Huyghe prend le contre-pied des postures modernes de l’art en choisissant le sentiment contre l’analyse, les sensations contre la compréhension, l’oblicité contre le constat, le trouble et l’empathie contre la distance critique: le «coefficient de fiction» contre le «coefficient critique».
La mythologie de l’île déserte vient soutenir cette posture esthétique : faire fabuler l’art pour, en quelque sorte, le faire recommencer.
Avec l’île déserte, note en effet Gilles Deleuze, s’opère «non pas le commencement mais le re-commencement. Elle est l’origine, mais l’origine seconde. A partir d’elle tout recommence».
Ce recommencement de l’art à partir de la fiction, on le constate aujourd’hui chez de nombreux autres artistes, dont quelques uns figurent à l’exposition «Notre histoire» au Palais de Tokyo.
L’immense amas de journaux et de magazines de Wang Du (Luxe populaire), où l’on marche, s’allonge et se vautre, est l’île des fictions contemporaines de laquelle on ne s’échappe pas.
A côté, la grosse structure respirante de Loris Gréaud, noire, entre bête et machine, se gonfle et se dégonfle dans un mouvement ascendant et descendant, en émettant des sons sourds venus de profondeurs insondables. La rumeur a récemment couru sur internet que cette grosse forme noire se serait envolée dans le ciel, comme une montgolfière emportée vers d’autres univers.
Nicolas Moulin, lui, nous fait faire l’expérience physique d’être au ciel et sur la terre, à la fois hors et dans un avion. Dans une pièce carrée, totalement noire, des traînées blanches d’avions se croisent au plafond transformé en ciel d’azur, tandis que notre corps est traversé par les vibrations et les bruits de l’avion, comme si nous étions à bord. Ici-bas et là -haut.
Alain Declercq, Laurent Grasso, Kolkoz, Valerie Mrejen, Fabien Verschaere, et d’autres encore, font également fabuler l’art. Pour aborder de biais la complexité de ce monde en bouleversement. Ou pour la fuir…
André Rouillé.
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Antony Gormley, Breathing Room, 2006. Rectangles et carrés en tubes d’aluminium, peinture phosphorescente. Dimensions variables. Courtesy Antony Gormley et la galerie Thaddaeus Ropac, Paris. Photo : Charles Duprat.
Lire :
— Pierre Huyghe, A Sentimental Journey, interview par Richard Leydier, Art Press, n° 322, avril 2006, p. 26-33. La citation de Pierre Huyghe est extraite de cet entretien.
— Gilles Deleuze, L’Île déserte et autres textes, éd. Minuit, Paris, 2002.
— Alain Badiou, Le Siècle, Le Seuil, Paris, 2005.
— paris-art.com, article de Elise Heinrich : Pierre Huyghe, Celebration Park
— paris-art.com, article de Isabelle Soubaigné : Notre histoire