ÉDITOS

Faire délirer la peinture

PAndré Rouillé

Les deux expositions présentées à La Générale et à La Villette par Eric Corne, peintre et ancien directeur du Plateau, procèdent à un véritable éloge de la peinture. Non pas à la façon des nostalgiques qui s’accrochent à ses aspects les plus traditionnels pour s’opposer aux formes nouvelles de la création, mais au contraire dans le but d’en faire éprouver toute l’actualité artistique et politique.
La peinture n’est pas refermée sur le séculaire alliage des pigments et de la toile rivée au mur, mais plutôt considérée comme un mode du faire et du voir artistiques. Significativement, l’exposition de La Générale s’intitule «Voir en peinture», comme en contrepoint de l’exposition de La Villette, au titre tout aussi programmatique, «Envoyer/promener, les limites du regard».
Dans le Parc de la Villette, les œuvres sortent du cadre traditionnel de la monstration artistique (les murs du musée ou de la galerie) pour s’offrir dans la sensible matérialité d’une installation, d’une architecture, d’une image ou d’un son

. Alors que dans les institutions artistiques fermées les œuvres les plus fortes sont celles qui tiennent le spectateur en arrêt, qui l’immobilisent, dans le territoire ouvert du Parc de la Villette, au contraire, ce sont celles qui invitent à se déplacer physiquement, à arpenter, à marcher, à se promener.

Au Parc de la Villette, Eric Corne prolonge en extérieur (hors-les-murs) l’approche de la peinture qu’il a entamée à l’intérieur (entre-les-murs), en ajoutant en quelque sorte les mouvements du corps à ceux de l’œil. En montrant ainsi que l’intérieur n’est pas le lieu exclusif de la peinture, et que l’œil n’est pas l’unique organe par lequel elle s’aborde.

Déjà dans l’espace clos de La Générale, une vidéo de l’artiste iranienne Anahita Bathaie, traçant inlassablement un cercle dans le sable du désert à l’aide d’un bâton, faisait apparaître que la peinture est une question de corps plutôt que d’œil, un geste et un matériau avant d’être un regard.
L’exposition «Envoyer/promener, les limites du regard» systématise cette partie physique de la peinture et de sa réception en envoyant littéralement le spectateur se promener dans le Parc de la Villette pour dépasser par le corps les «limites du regard».

Les œuvres ne s’offrent en effet au regard que dans un processus de parcours et de déplacements physiques, de recherche de la bonne distance (ni trop loin ni trop près) et de la bonne position par rapport à l’œuvre. On ne voit bien une œuvre qu’à la condition de bien se placer par rapport à elle. Que dans une connivence entre l’œil et le corps.

Alors que la configuration architecturale des lieux fermés et spécifiques de monstration des œuvres (galeries, musées) a réduit et formaté la place, les déplacements et le rôle du corps pour garantir à l’œil son autonomie et son hégémonie, il en va différemment dans les lieux ouverts et ordinaires où l’œil accuse ses limites, et trahit sa dépendance vis-à-vis du corps. La peinture se donne là dans une expérience spatiale du corps et du regard, et dans le dialogue que les œuvres entretiennent entre elles et avec le parc.

La structure formelle, la matière et la couleur rouge tissent ainsi un dialogue entre l’œuvre de Christophe Cuzin (180520061, 2006) et les célèbres Folies de Bernard Tschumi, tandis que l’horizontalité de l’une l’oppose aux autres qui dominent l’espace du Parc de leur arrogante verticalité. Quant à l’énorme bulle gonflable de Hans-Walter Müller (Au bord de l’air, 2006), sa forme, son évanescence et sa transparence la séparent, elle aussi, des Folies, mais la fait résonner avec la Géode de la Cité des sciences…

La situation de l’œuvre n’est évidemment pas la même dans et hors les murs. D’un côté, elle est mise en scène dans un espace restreint surcodé; de l’autre côté, elle est dispersée dans un vaste territoire sémiotiquement vague. On passe d’une mise en valeur de l’œuvre à sa dissémination, d’une machine de vision (le white cube) à un territoire de visibilités aléatoires. A la recherche de l’impact esthétique direct succède une action plus sourde et diffuse des œuvres sur le mode de la perturbation visuelle.

Dans l’espace clos et abstrait du white cube, le dialogue des œuvres avec le lieu est souvent limité, la notion de perturbation généralement dérisoire, et la part du corps toujours modeste. L’œil prévaut sur le corps, l’œuvre sur le lieu, les formes sur leurs capacités perturbatrices.

De La Générale à La Villette, les deux expositions conçues par Eric Corne nous font faire une expérience ouverte des différentes façons de «voir en peinture» : dedans et dehors, par delà l’alliage pigment-toile, entre l’œil et le corps, au sein de dialogues des œuvres entre elles ainsi qu’avec les lieux et les corps.

Au-delà des sillons coutumiers, «voir en peinture» c’est être sensible à un faire, à des objets, à des qualités de lumières, de matières et de formes, à des temporalités et des opacités, ainsi qu’à des résonances venues de toute l’histoire de l’art, et aux rumeurs du monde tapies dans les plis des œuvres — leurs formes.

André Rouillé.

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Steve Galloway, L’Œil moderne, 2006. Huile sur toile. 76,2 x 91,4 cm. Courtesy galerie Eric Mircher, Paris.

Lire
— Article de Juliette Delaporte sur l’exposition «Voir en peinture/Two», La Générale, 13 mai-04 juin 2005 : VOIR EN PEINTURE/TWO

— Article de Juliette Delaporte sur l’exposition «Envoyer/promener, les limites du regard», Parc de la Villette, 19 mai-11 juin 2006 : ENVOYER/PROMENER

Traducciòn española : Santiago Borja
English translation : Rose Marie Barrientos

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