Tandis que les spectateurs arrivent encore dans la salle de cette Exposition universelle, une statue noire anthracite vêtue d’un pantalon gris tourne d’ores et déjà sur un socle rotatif, non loin de ce qui ressemble à un autre tourne disque en marche, sur lequel seraient accolés deux porte-voix. Un long projecteur sur perche, accroché à une corde et muni d’un contrepoids, est lancé dans une ronde ininterrompue par le musicien Jean-Baptiste Julien, qui active également le tic tac d’un métronome placé devant un micro. D’une rotation à l’autre s’amorcent alors les tours et les retours d’un temps qui, malgré les révolutions et la multiplicité des nations, menace d’en revenir à chaque fois au Même.
Et en effet, dans cette atmosphère sombre, sans trace de la moindre couleur ou de la moindre altérité, l’oppression d’une universalité exsangue et exempte de la moindre singularité ne tarde pas, tandis que la ritournelle des cercles ponctuée par l’infatigable tic tac se fait semblable au vol d’oiseaux rapaces et nécrophages.
Lorsque Rachid Ouramdane sort enfin de la fixité de son corps statufié — rigidifié ou peut-être cuirassé, pour le dire comme Wilhelm Reich —, par l’éternel retour du corps dressé et redressé au gré de toutes les instances qui l’assujettissent, le solo du danseur peut enfin commencer.
Alternant d’abord dans une gestuelle mécanique, rigoureuse et précise des mouvements suggérant des postures symboliques empruntées aux différents pouvoirs (politiques, esthétiques, médiatiques ou sportifs), Rachid Ouramdane enchaîne les codes de ces dédoublements mimétiques pour y résister ensuite par secousses, pulsions ou impulsions déchirant par instant la gestuelle initiale, comme on le ferait d’une camisole de force.
Dans un contexte où la création d’un Ministère de l’identité nationale aura fait revenir avec les discours et les actions concomitants, le spectre du pire, Rachid Ouramdane poursuit ainsi, sur le fond d’une cacophonie d’hymnes nationaux, sa réflexion dansante sur l’identité aux prises avec ce qui, de la fascination à la coercition, modèle, conditionne et soumet les corps et leurs expressions.
Car c’est bien le spectre des régimes fascistes ou totalitaires qui plane et se répand sur la scène avec ses musiques, ses ombres et ses visages, vociférants ou muets, biffés ou bien mutilés, lorsque l’érection du politique se réfléchit ici dans la levée d’un écran à l’image de Rachid Ouramdane. Levée dans les airs à la façon d’une levée de drapeau, Rachid Ouramdane fera ainsi monter au ciel puis descendre à terre sa propre effigie. Idole dictatoriale qui captive le regard ou martyre du politique, le visage de Rachid Ouramdane, s’affichant sous toutes ses coutures, se fera lui aussi équivoque, lorsque pourchassé par la lumière du projecteur, il sera difficile de savoir s’il évoque la fascination pour les stars ou le harcèlement des prisonniers soumis aux aveux.
Dans cette atmosphère carcérale, ce n’est qu’une fois revenu au sol que le visage de Rachid Ouramdane affiche finalement des couleurs : celles du drapeau français. Tandis que l’apparition d’un sang rouge et d’une pupille bleue cernée de blanc avait fait surgir une première fois ces couleurs sous le signe de la torture, elles reviennent pour finir sur le visage du danseur qui, brisant peut-être le mouvement circulaire, regarde tour à tour dans différentes directions. Entre stigmates, peintures de guerre ou de séduction électorale, chasseresse et animale, ces couleurs gardent dans leur chute toute leur ambivalence, leur déchéance et leur menace aussi bien, peut-être, que leur chance.
À terre la France, sa révolution, ses Lumières, ses droits de l’homme et son universalité, à terre son idéal terrassé?
Ou bien encore, revenons sur terre, enfants de la terre et de là , remettons de la couleur, réinventons ensemble une universalité des singularités?
L’avenir n’a pas encore décidé. Ni Rachid Ouramdane, ni nous, apparemment.
Une bonne occasion toutefois pour rappeler La Boétie: «Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux». Ce qui fit peut-être dire à Victor Hugo, au risque ici, on le comprend bien, du mot d’ordre, de la conclusion et de la répétition: «Debout les agenouillés, le monde commence !»