Quatre autoportraits choisis.
1927. C’est un jeune homme au regard aigu qui pose de trois-quarts. L’épingle à cravate perlée indique qu’il appartient à la bourgeoisie; son haut chapeau vert, qui tranche avec le feutre gris lièvre de son père (Mon père 1926), que ce jeune homme lorgne sur la bohème; sa blouse blanche où se fondent des tons oranges et bleus, qu’il est artiste peintre. L’ombre bleutée que sa silhouette projette, le fondu des tons fauves dans le blanc du ciment dénotent l’influence de l’Expressionnisme allemand, l’aspect lisse de la facture marque celle de la Nouvelle Objectivité.
1928. Le bleu gris a envahi le fond, en fonçant s’est répandu sur son pull et a supplanté jusqu’au vert du chapeau, devenu un bonnet. Le pouce, un pouce qui écrase le rouge sang des pigments, saille de la palette qu’il présente désormais au premier plan, ornée d’un fétu de pinceaux. Dix ans plus tard, dans Autoportrait dans l’atelier (vers 1938), cette main dissimule la bouche de Nussbaum, tandis qu’ici c’est un masque qui pend devant son nez. Un masque blanc au nez et aux pommettes rosés, figé en un rictus amer, qui craquelle de la toile. La pâte s’est épaissie à la manière d’Ensor, Nussbaum ne parle plus — il peint.
1940. Son bonnet a rétréci et laisse une vague calotte de peinture noire assombrir son regard plus sombre encore. Son visage, que mange une barbe châtain, s’est émacié. Une lumière jaune et sans chaleur accuse encore ses traits. Derrière lui, entre les barbelés et les silhouettes de deux baraques, un homme presque nu et tout blanc tient un fétu de paille. Il paraît attendre qu’un autre interné finisse de déféquer dans une baille de zinc. Trois ossements oubliés au sol guident le regard de la figure à cette scène. Nussbaum a retrouvé le glacis qui vitrifiait les couleurs de Jérôme Bosch; ses visions cauchemardesques aussi. Reste l’infime reflet bleu vert de l’œil de Nussbaum, celui qui n’est pas dans l’ombre.
1943. L’artiste a conservé son regard oblique, mais fatigué, ourlé de colère. Sa main droite n’avance plus de palette, elle agrippe le col de son impair beige, près de l’étoile jaune qui y est cousue, tandis que sa main gauche, discrètement mais avec assurance, expose un passeport belge sur lequel est inscrit que Nussbaum est juif. Le cadre s’est agrandi d’un tiers, vers le haut, au-delà des murs sales qui cernent la figure. Au-delà donc, l’attique crasseux d’un immeuble, un arbre élagué comme dans Cour de prison (1942), une brassée de lilas blancs.
Après, Nussbaum est absent de son œuvre. Il crayonne et gouache des squelettes claironnant — Étude de squelette (1944), le Triomphe de la mort (1944) —, vaste composition qui partage plus que le titre avec la toile homonyme de Breughel l’Ancien. Y farandolent une procession de squelettes musiciens au-dessus d’un tas d’ordures modernes, indice que les temps des Breughel ont passés, mais non pas la barbarie.
Peut-être les figures de Nussbaum n’ont-elle pas la monumentalité de la peinture de Max Beckmann, peut-être son trait est-il plus flottant que celui d’Otto Dix avec lequel il partage la subtilité des coloris, et le regard implacable. Sans doute cherchait-il, près de Giorgio de Chirico, près de Paul Delvaux; près des anciens sans doute se cherchait-il. De cette recherche il ne reste qu’une date qui la borne: 1944, et un nom: Auschwitz; quelques autoportraits qui disent comme cet homme fut et tel qu’on le fit — quelques peintures arrêtées qui disent qu’on l’a tué et portent jusqu’à nous tout ce qui est mort avec lui.
Felix Nussbaum, 1904-1944
22 sept. 2010 au 23 janv. 2011
Musée d’art et d’histoire du Judaïsme