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Exposition «1966-79»

Entretien de Laurent Montaron, artiste
par Nathalie Ergino, directrice de l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne et du Frac Rhône-Alpes


Nathalie Ergino. Pourquoi avoir intitulé l’exposition que tu présentes à l’IAC 1966-79?

Laurent Montaron. L’exposition collective 1966-79 rassemble seize artistes nés entre 1966 et 1980. Le titre interroge implicitement l’empreinte sur ces artistes de l’héritage artistique des années 60 et 70 et notre rapport à l’histoire.

Comment as-tu choisi les artistes de cette exposition?
Laurent Montaron. Il s’agit d’artistes que j’avais déjà rencontrés; certains font partie de mon entourage. Je les ai choisis car je me sens proche de leurs recherches et des thèmes qu’ils abordent. Plus généralement, il me semble que leur travail est significatif d’une tendance actuelle de l’art. Beaucoup d’autres artistes auraient pu être présents dans cette exposition. Je n’essaye pas de circonscrire une famille mais de montrer quelques exemples d’une tendance de la création actuelle plus large.

Dès la fin des années 80, le FRAC Rhône- Alpes se singularise en proposant de baser la constitution de sa collection sur le principe d’ «acquisition active». Des artistes sont invités à produire de nouvelles œuvres qui sont ensuite proposées au comité d’acquisition. Ton exposition à l’IAC réactive le principe de la création comme moteur de la collection, puisqu’à son issue, certaines œuvres entreront dans la collection. À cet égard, comment s’est effectué ton choix d’œuvres parmi la production des artistes que tu as invité?

Laurent Montaron. Je voulais montrer des travaux qui soient significatifs du travail de chacun. Le choix s’est opéré de concert avec chaque artiste. J’ai également cherché une cohérence dans l’exposition afin qu’une ligne de lecture apparaisse entre les œuvres.

Pourquoi as-tu choisi d’exposer des œuvres hors collection?

Laurent Montaron. Cette exposition, conçue à l’occasion des 30 ans des FRAC, devait au départ présenter les œuvres de la collection de l’Institut d’art contemporain. Ne pas montrer la collection de l’Institut d’art contemporain, c’est justement coller au plus près de ce qu’est un FRAC. Il me semble que la destination d’une collection comme celle de l’Institut d’art contemporain est plutôt prospective. Cette exposition remplit une des missions principales des FRAC en accompagnant la création actuelle. Je ne souhaitais pas avoir un regard arrêté sur une collection qui continue à s’enrichir de nouvelles œuvres.

Le titre de ton exposition induit justement l’idée d’une durée. A quoi fait-il référence?
Laurent Montaron. En 1973, paraissait le livre de Lucy R. Lippard, Six Years: The dematerialization of the art object from 1966 to 1972. Conçu comme un journal, le livre rassemble pour chaque année un ensemble de notes de l’auteur et de documents factuels qui, selon ses termes, reflètent plus «le chaos qu’un ordre imposé». L’art des années 60-70 avec les multiples mouvements qui s’y sont développés a interrogé le rapport à la forme, et a déplacé les définitions de l’œuvre d’art. Lucy R. Lippard avance dans le titre l’idée d’un art dématérialisé, le livre se concentre sur l’étude d’une famille artistique liée à l’art conceptuel qui recouvre des dénominations telles que l’antiform, le process art mais aussi le land-art ou encore ce qui va devenir l’arte povera. La force de Lucy R. Lippard est d’avoir su rassembler sous le terme de «dématérialisation» un ensemble de pratiques hétérogènes en rendant compte d’une transformation significative des pratiques de l’art de l’époque.

Quels éléments particuliers de l’art conceptuel ont principalement marqué ton travail et celui des artistes que tu as invité à exposer à l’IAC?
Laurent Montaron. Les enjeux de l’art conceptuel étaient indissociables du contexte artistique où il est né. D’abord en réaction au formalisme de l’art de cette époque, il a été une tentative pour soustraire à l’œuvre d’art sa valeur marchande. Affranchis des contingences matérielles, les artistes apparentés à l’art conceptuel interrogeaient dans une totale liberté ce qui permettait à l’art d’être art et contribuaient aussi à renouveler le paradigme romantique. Les artistes conceptuels ont déplacé le centre de gravité des œuvres vers quelque chose qui tient de l’intellect. L’utilisation de l’archive, la création de bases de données par certains artistes conceptuels sont annonciatrices des transformations qui ont façonné une société tertiaire. Ces formes anticipaient notre rapport actuel au monde: nous ne voulons rien laisser échapper. La rationalisation des connaissances et leur facilité d’accès ont permis de constituer des réseaux d’archives qui ne cesseront de s’enrichir. Nos espaces occidentaux sont marqués par la volonté de sauvegarder un patrimoine. Le fait de ne rien vouloir perdre est l’un des effets de l’idéologie libérale qui fait qu’aujourd’hui le passé est pleinement intégré au présent.

En quoi l’héritage des années 60-70 est-il important pour toi?
Laurent Montaron. Le contexte particulier dans lequel est né l’art conceptuel s’est totalement modifié. Aujourd’hui on porte un regard romantique sur les années 60-70, qui semblent avoir été un moment où une alternative était possible. Aujourd’hui, il me semble difficile de trouver un choix en dehors du marché. Les mouvements nés simultanément à cette époque étaient en un sens la queue de la comète des avant-gardes.

Que reste-t-il aujourd’hui de cet héritage conceptuel?
Laurent Montaron. Les enjeux de l’art actuel sont évidemment différents. La perte de la transmission de l’expérience, prophétisée par Walter Benjamin, n’a fait que croître, confirmant les prédictions de Marshall Mc Luhan ou encore de Gilles Lipovetsky sur les changements profonds qui allait être opérés. L’hypermodernité de Gilles Lipovetsky a supplanté la postmodernité, et l’ère numérique a fini par dématérialiser les images, l’information et l’expérience de l’autre. L’art conceptuel a devancé ce que l’on peut énoncer comme l’ère de la dématérialisation.

Comment ces mutations résonnent-elles dans le travail des artistes de l’exposition?
Laurent Montaron. Les artistes réunis dans l’exposition 1966-79 ont en commun un souci de la forme. Le sens du terme dématérialisation fait aujourd’hui écho à un processus global d’informatisation plutôt qu’à une tentative d’échapper au marché. Nous sommes entrés dans une ère de rationalisation dans laquelle le support numérique et la dématérialisation ont supplanté la question de l’expérience au monde. Les artistes de l’exposition utilisent des références au passé mais il ne s’agit pas du sujet de l’œuvre. Ils proposent une relecture de procédés qui nous paraissent aujourd’hui acquis mais dont on a perdu le sens. On ne sait plus comment naît une image. Les outils contemporains tels que l’ordinateur, qui sont des vecteurs de savoir, nous séparent de la connaissance des procédés matériels. Il s’agit pour ces artistes de relier chacune de leur expérience avec ce qui a été enfoui dans l’histoire passée, sans nostalgie, mais en interrogeant le présent au regard du passé. Ils ancrent leur travail dans des recherches qui s’apparenteraient à une forme d’archéologie des gestes, des procédés et des techniques, ce qui en somme passe par une rematérialisation de l’œuvre d’art.

Tu as évoqué plus haut la figure de Walter Benjamin en faisant allusion à son livre que nous connaissons en France sous le titre Le Narrateur; en quoi ce que tu décris comme la perte de la transmission de l’expérience est ici convoquée?
Laurent Montaron. Certains artistes de l’exposition réinvestissent dans leur travail la forme du récit, comme dans le travail de Jason Dodge ou encore dans les films de Margaret Salmon ou de Gusmao et Paiva. Ce que Walter Benjamin a décrit, c’est l’appauvrissement dans les sociétés modernes du lien tissé par le récit. Le récit impose une forme de réciprocité où l’empathie créée auprès de celui qui l’écoute permet une identification à sa propre histoire. Dans le travail de Jason Dodge, le relais de l’imaginaire nous fait entrer pleinement dans ses pièces; l’apparente forme indicielle de son travail est là pour nous laisser un espace.

Les artistes semblent reliés par une même interrogation sur la persistance de l’œuvre dans le temps, dans la mémoire. En quoi ces travaux sont-ils traversés par la question du temps?

Laurent Montaron. L’accessibilité immédiate au passé à changé notre rapport au temps. Une information que l’on aura apprise au bout de quelques jours nous est désormais transmise en direct. Les artistes de l’exposition sont dans une réappropriation du passé. Ils questionnent la notion de progrès en faisant appel à des savoir-faire passés. Comprendre comment la couleur est née dans la photographie c’est aussi comprendre comment les images d’aujourd’hui façonnent une représentation du monde.

À ton travail d’artiste s’ajoute celui de commissaire d’exposition que tu expérimentes depuis plusieurs années avec le collectif Irmavep Club. Comment s’articulent ces deux pratiques de l’exposition?

Laurent Montaron. Elles me semblent distinctes. Le travail de commissaire m’oblige à être tourné vers les autres. C’est une chose plutôt saine que les artistes se réapproprient la manière dont est montré leur travail. C’est aussi une forme d’engagement.

Entretien de Laurent Montaron, artiste, par Nathalie Ergino, directrice de l’Institut d’art contemporain de Villeurbane et du Frac Rhône-Alpes, à paraître aux éditions Flammarion en septembre 2013 dans le catalogue des 30 ans des Frac.

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