Lea Mosconi. L’exposition que vous présentez à la Cité de l’architecture et du patrimoine s’articule autour de trois projets: l’espace public Orgue de Mer et Salut au Soleil, la chapelle Notre-Dame du Carmel, et le mémorial aux Soldats du feu. Est-ce une volonté de votre part de mettre en comparaison trois manières de s’emparer et d’expérimenter la notion de sacré?
Nikola Basic. Le corpus de l’exposition a été choisi par Francis Rambert [ndlr: Directeur de l’Institut français d’architecture] et Nicolas Michelin [ndrl: architecte]. Lors de la préparation de l’exposition, ils m’ont rendu visite en Croatie. J’étais un peu surpris par ce choix. Après j’ai compris que cette vue de l’extérieur sur mon œuvre était plus objective et pertinente que ce que j’aurais choisi moi-même. Ces trois projets s’intéressent à la thématique du sacré. Je définis le sacré comme un domaine qui établit une relation avec le cosmique et le spirituel. Ce travail sur le sacré, je le poursuis en m’attachant à instaurer une architecture qui soit, dans sa forme, sa matérialité et ses dispositifs, véritable.
Vous avez étudié à la fin des années 1960 et au début des années 1970. En architecture, c’est la fin du modernisme et le moment où s’instaure une pensée que l’on qualifiera plus tard de postmoderne. Comment ce contexte a-t-il influencé votre positionnement de jeune architecte?
Nikola Basic. Fondamentalement, j’ai toujours ressenti une filiation avec la tradition moderne. Néanmoins, il faut comprendre qu’au début des années 1970, le modernisme, dans sa production comme dans sa doctrine, commençait à être oppressant. Quand le postmodernisme a émergé, cela nous a permis de remettre en question beaucoup de positions à caractère dogmatique de l’architecture moderne. L’enjeu du postmodernisme n’était pas de résoudre le futur de l’architecture mais juste de l’ouvrir à d’autres postures, d’autres démarches, d’autres regards. Dans ce sens, j’ai vécu l’expérience du postmodernisme comme une libération des principes parfois trop stricts du modernisme tout en gardant un regard critique et une certaine distance.
Orgue de Mer et Salut au Soleil est un projet d’espace public à Zadar qui se compose d’un orgue avec trente cinq tubes en résonnance avec la mer, d’emmarchements que l’eau vient lécher, et d’un grand disque de verre de vingt deux mètres de diamètre sur lequel des capteurs solaires répandent le soir l’énergie emmagasinée du jour. Pouvons-nous considérer que ces trois dispositifs proposent une hybridation entre l’environnement humain, l’environnement urbain et l’environnement naturel?
Nikola Basic. C’est exactement cela. Mon projet est une hybridation entre les différents composants matériels et immatériels de l’environnement. J’ai d’abord pensé Orgue de Mer et Salut au Soleil en fonction des caractéristiques formelles et climatiques de son site: la côte littorale était dans un état abominable et il fallait donner à cet endroit une nouvelle identité. Je voulais instaurer un caractère nouveau, une personnalité propre. Sur cette rive, où sont les orgues, on est en lien direct avec les éléments, il n’y a pas de zone intermédiaire. Mon objectif était de chercher de nouvelles façons de communiquer avec l’environnement naturel et d’ancrer cette interaction potentielle avec la nature dans les principes du projet.
Comment les habitants ont-ils accueillit l’Orgue de Mer et Salut au Soleil?
Nikola Basic. La construction de l’Orgue de la Mer et Salut au Soleil a provoqué de nouveaux usages, de nouveaux rituels sociaux, de nouvelles manières de communiquer. Cette place est devenue un lieu métaphorique de la ville qui s’est ajouté aux monuments historiques de Zadar. Orgue de Mer et Salut au Soleil a instauré un nouveau point d’identité urbaine. Cette identification des habitants est pour moi aussi importante que toute autre question plus architecturale.
Est-ce qu’Orgue de Mer et Salut au Soleil est un monument, et si oui que célèbre-t-il?
Nikola Basic. Ce n’est pas un monument. Ceux qui étaient contre la réalisation de ce projet ont en effet dit que mon installation était un monument païen. Ils se sont violemment opposés au pouvoir public pour interdire la construction d’Orgue de Mer et Salut au Soleil. Les opposants au projet ont affirmé que mon installation entrait en confrontation avec la tradition chrétienne de la ville. Pourtant ce projet n’a pas l’ambition de s’opposer à la religion, au contraire, j’ai tenté d’établir une communication avec la culture de la ville, qui inclut bien sur la culture religieuse.
Le projet de la chapelle Notre-Dame du Carmel à Vodice, sur le mont Okit, s’est fait dans un contexte particulier et complexe.
Nikola Basic. Il y a eu beaucoup d’églises sur le mont Okit et chaque église a été détruite par chaque guerre. C’est sûrement dû au fait que cet endroit est un observatoire fantastique, un lieu d’où l’on peut tout contrôler. Lorsque la chapelle précédente a été détruite lors de la dernière guerre, les fidèles de la région m’ont contacté. On a commencé à construire mon projet alors que la guerre était encore en cours. C’est un thème pour moi aussi bien architectural que spirituel. Ces guerres et le communisme ont agressé le peuple croate mais aussi la culture croate. Beaucoup d’églises ont été détruites. Mon projet, la chapelle Notre-Dame du Carmel, a voulu instaurer une continuité avec la culture sacrée croate. Cette chapelle devait être chargée des formes narratives que nous portons en nous-mêmes comme des images d’une histoire du sacré.
Vous évoquez dans un texte que la chapelle Notre-Dame du Carmel détient un secret.
Nikola Basic. J’ai remporté le concours pour cette église en racontant le secret que cachait mon projet. Dans cette petite colline sur laquelle est ma chapelle, qui a la forme d’une pointe, je réalise une route en spirale. La fin de cette spirale se trouve au centre de l’église. Mais le vrai secret n’est pas là . Le secret est que j’utilise dans la conception de cette église les règles de proportion du nombre d’or. A travers ce secret, cette église est en relation et même en interaction avec la culture croate du moyen âge.
Le Mémorial des soldats du feu n’est pas un monument sur un territoire, mais un acte sur le territoire qui renvoie au land art. Comment avez-vous abordé le territoire de cette manière?
Nikola Basic. Ce projet est un mémorial en hommage à douze jeunes pompiers morts dans un incendie, et le territoire sur lequel il s’instaure est un parc national, un espace protégé. De fait, il fallait prendre de grandes précautions pour ne pas traumatiser la mémoire de ces soldats ni la pureté du lieu. Lors du concours, le ministère de la Culture a invité dix-neuf sculpteurs croates à participer et seulement deux architectes. Les propositions des sculpteurs, aussi bons qu’ils soient, n’étaient pas adaptées. N’importe quelle forme que l’on tentait de positionner dans cet espace était inconvenable. C’est pour cela que je ne voulais pas ajouter un élément sur le territoire mais proposer de travailler le territoire en lui-même. Je me suis attaché aux murs en pierre qui partagent les propriétés, qui séparent les moutons.
Vous formez douze grandes croix avec ces murs. Pourquoi avoir choisi comme symbole la croix?
Nikola Basic. J’ai compris qu’il fallait choisir un signe, un symbole, dont le message serait reconnu par tous. Je ne voulais pas risquer d’avoir un problème d’interprétation, d’utiliser un signe trop obscur. C’est pour cela que j’ai choisi la croix. Certains pensaient que j’accordais une sorte de préférence à une confession religieuse. Dans ce contexte, je ne voyais pas de meilleur symbole pour représenter à la fois le sacrifice, la souffrance, les conséquences de la souffrance et en même temps un certain espoir.
Dans vos projets, le sacré et le rituel passent aussi par la matière. Comment travaillez-vous la matérialité de vos projets?
Nikola Basic. J’ai utilisé la pierre pour ces trois projets, à l’exception de la partie plus sophistiquée pour Orgue de la Mer. La pierre est pour moi la matière la plus véridique. L’utilisation de la pierre que je fais est presque un acte manifeste, une revendication. Cette matérialisation par la pierre dans mes projets est inévitable. Je n’aurais pu utiliser d’autres matériaux que la pierre pour incarner mon architecture.
Votre chapelle se trouve en haut d’un mont, les panneaux solaires sont en interaction avec le ciel et le Mémorial des soldats du feu semble être fait pour être vu par les dieux. Quel rapport entretenez-vous au ciel dans sa dimension physique et symbolique?
Nikola Basic. Je suis très honoré que vous me posiez cette question. Cette dimension cosmique de l’architecture est très importante pour moi. Dans la construction de mes projets, je tente toujours d’établir une communication avec ce qui appartient au vertical. Qu’il s’agisse du spirituel, de la communication astrale ou du soleil. C’est important d’instaurer une communication avec le ciel et de donner une dimension supérieure à l’architecture.
Vos projets entretiennent aussi des liens étroits avec l’environnement naturel. Par ailleurs, on constate aujourd’hui l’émergence d’un souci écologique chez les architectes. Comment percevez-vous l’irruption d’une conscience environnementale dans le champ de l’architecture?
Nikola Basic. Au début la conscience de l’environnement s’est construite en réaction à la débâcle de la civilisation. L’architecture n’a pas pu contourner cette question. On a d’abord parlé de la notion de soutenable, aujourd’hui on préfère parler de la responsabilité qui ne sous-entend pas uniquement une résistance physique, mais aussi sociale. Quoi qu’il en soit, la préoccupation des architectes à ces questions a été, sans doute, au départ, un souci sincère lié à une inquiétude réelle. Cependant, au fil du temps, le thème a été profané à travers de nombreuses manipulations et abus. L’écologie est devenue une sorte de mode et un mantra quotidien dont certains architectes médiocres se sont accaparés et dont ils font une sorte de philosophie propre, au détriment de ceux qui cherchent sincèrement les réponses à ces défis.