Êtres de chair fait partie de ces propositions qui font dialoguer la danse avec des séquences cinématographiques. Cela a été la cinémicrographie -— des images du plus grand secret organique obtenues avec le concours des chercheurs de l’Inserm — pour La Pieuvre et Singletons. Cette fois-ci, il s’agit de la création vidéo, créditée Hélène Chambon et vouée à faire « s’entrechoquer des souvenirs, des odeurs, des images et des songes. »
Les premières impressions de la pièce sont fortes : un danseur face à un grand écran sur lequel une projection est déjà en cours. Il s’agit d’images de corps -— de corps nus, de chairs, de crevasses et de creux érotiques, de pores ouverts. Les plans serrés ne nous laissent pas distinguer les corps. Même les parties restent abstraites. Nous pouvons seulement les deviner et cela éveille l’imagination et met les sens à l’affût. Il y a plusieurs danseurs ou plutôt des masses corporelles, des textures et des consistances différentes imbriquées les unes dans les autres, et dans le cadre fixe, la respiration vient muer les chairs.
Pendant toute cette séquence, le corps du danseur est parcouru de micromouvements et avance imperceptiblement vers l’écran. La musique est minimaliste, obsessionnelle : une boucle qui fait penser aux crissements de la pellicule d’un projecteur 35 mm.
Le dispositif a d’emblée quelque chose de très séduisant : la danse s’y donne avec nécessité, elle est déjà en place et suit son cours, en dépit des spectateurs — on n’attend pas qu’ils s’installent pour commencer le spectacle ; le mouvement, aussi bien les micromouvements du danseur que le défilement des images, est déjà engagé et semble venir de loin, des tréfonds de la chair.
Les images s’épuisent, l’ombre du danseur gagne l’écran éteint et va accompagner grandissant ou diminué, son solo. Les micromouvements se développent et gagnent le buste ; la danse s’élargit, mais la tension persiste. Une force contenue traverse le corps. L’éclairage, oblique, souligne les nœuds qui se lient dans les muscles. Les images projetées sur l’écran persistent encore dans la mémoire du spectateur et, dans leur lumière, cette danse devient celle de passions contradictoires, enfouies dans les plis de la chair. Le rythme s’accélère, le mouvement part désormais du bassin, du bas du ventre, pour rebondir dans le haut du corps : la force vitale est désignée comme sexuelle. La danse devient plus fluide, rapide, comme une sorte de lutte.
Une première femme entre en scène et sa danse est volontaire. Une tension parcourt son corps : le dos cambré, le pelvis poussé ostentatoirement en avant, c’est son bassin qui conduit ses mouvements. Pour Nathalie Pubellier la notion de mouvement est indissociable de celle de plaisir. L’homme et la femme dansent l’un autour de l’autre dans une séquence troublante où l’érotisme se dégage en flots jusqu’à l’instant électrisant, paroxystique, où ils se touchent enfin.
Cette gestuelle empreinte de plaisir et de liberté, dans le registre de La Part maudite de Bataille, est confirmée dans les autres séquences : la danse ophidienne d’une deuxième femme qui entre sur le plateau en rampant ou celle de deux femmes autour d’un homme. La chorégraphe cherche dans l’intimité de la chair la source du mouvement.
Un seul regret peut être : la force des images eut été démultipliée par le grain d’un film tourné en pellicule.
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— Chorégraphie : Nathalie Pubellier
— Interprètes : Marjolaine Louveau, Nathalie Pubellier, Patrice ValéroÂ
— Musique : Izidor Leitinger
— Lumières : Patrick Debarbat
— Costumes : Bruno Jouvet
— Images : Hélène Chambon Â