Présentation
Isabelle Lelarge, Gentiane Bélanger, Sylvain Campeau, Lyne Crevier, Pau Waelder, Ludovic Fouquet
Etc n°92. Folk
Le paysage artistique montréalais abonde ces derniers temps en esthétiques vaguement folkloriques, allant de l’art brut nouveau genre de Jon Pylypchuk, récemment montré au Musée d’art contemporain, aux dessins oniriques de Kristin Bjornerud et Erik Jerezano, à la Galerie Trois-Points (Montréal). Résultant d’une collaboration à distance entre les deux artistes, les œuvres de Bjornerud et Jerezano tanguent entre leurs factures respectives en même temps qu’elles traversent évasivement une pléthore de mythologies folkloriques aux références instables et indéterminées. Un peu plus à l’est, Jérôme Havre a pour un temps investi la galerie du MAI de son univers ethno-créolisé avec une installation immersive intitulée Insula: Réflexions. Dernière mouture d’un projet de longue haleine nommé Magnifique isolation, l’exposition comportait notamment plusieurs poupées partiellement conçues à partir de matériaux glanés, et hautement référentielles à des traditions et mythes divers, depuis le Golem de la tradition juive jusqu’aux poupées Kachina des Hopis et des Zunis, en passant par la caricature raciale, incarnée par le Golliwog dans le folklore américain. Derrière la candeur apparente des poupées, qui arborent des airs quelque peu ahuris, loufoques, déglingués et un brin étranges de par leur prestance rapiécée, prend racine une réflexion très poussée quant aux questions identitaires mêlées au regard anthropologique et au patrimoine ethnique.
Comment s’interprète cet usage marqué des motifs folkloriques dans les pratiques actuelles? Sous quelles modalités ces manifestations folkloriques commentent-elles la nature nomade et déterritorialisée de l’art contemporain et des questions identitaires? Par sa reprise dans l’art actuel, le folk subit-il une forme de recyclage insignifiant, ou évite-t-il plutôt la calcification pour gagner en pertinence et en acuité contemporaine? Ce numéro s’intéresse aux pratiques actuelles qui, loin de se positionner en dehors du système de l’art comme c’est le cas dans l’art brut, l’art naïf, l’outsider art et le folk art proprement dits, tendent plutôt à intégrer des motifs folks dans les sphères gardées de l’art contemporain et dans les rouages extrêmement rodés de son appareil discursif.
Issu des termes anglais folk (peuple) et lore (connaissance), le folklore pointe vers l’enracinement et la stabilité identitaire par accumulation du savoir. Désinvolte d’esprit et populiste de cœur, le folk carbure aux poupées gigognes, aux crânes en sucre, aux courtepointes et aux billots de bois, c’est-à -dire à la mémoire matérielle qui s’empile sur les fondements de débrouillardise de générations antérieures. Souvent, par la force évocatrice de ses matériaux et ses méthodes (le bois «gossé», le tissage méticuleux, les textiles rapiécés et raboutés, les recettes vaillamment répétées et respectées, etc.), le folklore incarne un présent guidé dans ses orientations par le passé, en contraste au cosmopolitisme qui tire le présent vers un avenir toujours plus mondialisé. En ce qui concerne son potentiel expressif, le folk oscille entre une rigidité instituée par le poids des traditions et du savoir-faire, et une inventivité constamment renouvelée grâce à son penchant circonstanciel. À l’heure, donc, où la mondialisation impose un régime nomade de circulation des biens et où les théories anti-essentialistes provoquent une diaspora fuyante des identités, les réminiscences folks suscitent une lecture mitigée, perdue quelque part entre la quête nostalgique d’authenticité ou encore l’«exoticisation» spectaculaire du local et la persistance tenace de mémoires collectives demeurées actives.
SOMMAIRE
— Allégories, métaphores, réalité (Isabelle Lelarge)
— Les multiples versants du folk (Gentiane Bélanger)
— Seripop (Tammer El-Sheikh)
— D’un quiproquo à l’autre: mises au point sur la notion de folklore dans son rapport à l’art contemporain (Édith-Anne Pageot)
— Young Folk: Steven Shearer’s Heavy Metal Youth and Culture (Zoë Chan)
— Slaughtering and Eating Beautiful Creatures: Kim Waldron’s Folk Feast (Mark Clintberg)
— Portfolio (Éric Lamontagne)
— Entretien avec David Moore (Christine Palmiéri)
— Jenny Holzer: Faire front (Lyne Crevier)
— Andreas Rutkauskas: Une aura intemporelle (Sylvain Campeau)
— 65e Festival d’Avignon: les corps de l’image (Ludovic Fouquet)