Otto Berchem, Armin Boehm, Tim Eitel, Clarisse Hahn, Julien Prévieux, Taryn Simon, Slavs and Tatars, Jeff Wall
Etat de Veille
Être en «état de veille» signifie en français plusieurs choses, avec une polysémie que l’on ne retrouve pas dans d’autres langues. C’est d’abord bien sûr être éveillé, «waking state», la veille par opposition au sommeil, mais aussi être en stand-by, prêt à redémarrer, comme un appareil mis en veille, diode rouge dans la pénombre de l’appartement. On parle aussi de «travail de veille», «veille sanitaire» ou «veille informationnelle», et l’on entend par là un état de vigilance, une activité de guetteur ¬— c’est la veille comme «monitoring». Il faut alors être sur le qui-vive, aux aguets, à l’affût des moindres signes. Un tel état n’a de sens que parce que l’on sait que quelque chose peut arriver, et qu’il faut l’avoir vu venir. C’est l’état du jour d’avant — la veille, «day before» — celui du temps d’attente qui précède l’événement, parfois avec la conscience d’une menace imminente.
Ce qui suscite ici l’inquiétude, ce qui requiert ici la vigilance, c’est peut-être d’abord la condition contemporaine des migrants, des réfugiés et des nomades, à un moment où s’imposent un peu partout des politiques xénophobes. Car tel est l’un des fils conducteurs de l’exposition: le sort d’existences déplacées. Ces vies, il faut peut-être simplement commencer par les voir. Et c’est le premier niveau: la condition de l’homme en transit, saisie par ce qui se voit de lui. Corps réfugiés, abris de fortune, bâches ou sacs sur un trottoir. Petites débrouilles de la pauvreté, qui récupère des matériaux, s’incruste dans des résidus disponibles d’espace urbain, se réchauffe dans une cabine téléphonique, siphonne de l’essence pour avancer. Les images de ces corps, elles nous sont livrées sur un mode proche du documentaire ou du photoréalisme.
Mais il ne faut pas s’y tromper. Si Tim Eitel travaille à partir de photographies, il les abandonne progressivement de sorte à ce que le tableau devienne une chose indépendante.
Jeff Wall commence, lui, par ne pas photographier, mémorisant le motif saisi par l’œil pour le reconstruire après coup méthodiquement devant l’objectif. Ce qu’exposent ces fausses images instantanées, au-delà de leur beauté formelle, ce sont les idées de certains états existentiels. En l’occurrence, ceux de «vies situées en zones frontières».
Mais la question posée est aussi celle des conditions de possibilité des groupes. Qu’est-ce qui rend un regroupement possible ou impossible? Selon quelles logiques? «Comment fait-on pour vivre ensemble, là où on est?» demande encore Clarisse Hahn. Il y a bien sûr diverses sortes de groupes, aux formes, aux vecteurs et aux affects chaque fois spécifiques. Groupe de guérilleros, groupes de réfugiés. Groupements de combat ou d’exode.
Il y a aussi ces mort-vivants en haillons qui hantent les toiles composites d’Armin Boehm, côte à côte sans plus paraître pouvoir être ensemble.
Le groupe primaire, c’est bien entendu la famille — liens du sang ou de la parenté, ce qui fait que le petit a les yeux de la grand-mère et le menton du grand-oncle. Taryn Simon ressuscite l’art du portrait photographique et avec lui, le dispositif classique de l’album de famille — à ceci près que l’ordre tranquille de la généalogie est ici déchiré. Il y a eu télescopage de l’histoire, dont Marx écrivait qu’elle n’est, d’un point de vue matérialiste, «rien d’autre que la succession des différentes générations», et de l’histoire entendue cette fois, en un second sens, comme irruption bouleversante, dans le cours de la vie, de l’événement. En lieu et place de la lignée, on a une ligne brisée, et c’est cette brisure qui doit alors faire l’objet d’un travail de reconstitution.
Autre type de groupe: la nation. Comment conjurer les démons de «l’identité nationale»? Comment déjouer les mythologies essentialistes de l’appartenance? Cela passe peut-être par le fait d’en rematérialiser les emblèmes, leur restituer leur statut très prosaïque d’éléments décoratifs, avec lesquels il est alors possible de jouer. Où l’on apprend avec Slav and Tatars qu’une «identité culturelle» est belle comme la rencontre fortuite sur une table d’exposition d’une brique et d’un turban de blé.
Pas de groupe, pas de communauté sans systèmes de signes, sans éléments de code commun avec lesquels interagir, fussent-ils clandestins, comme les graffitis hobos qu’Otto Berchem s’amuse à retracer sur les murs d’Istanbul. C’est la langue commune, déployée dans l’espace, qui fait le groupe.
Mais ce que l’étymologie du terme rappelle aussi, c’est qu’il n’y a pas de groupe sans nœuds, sans attaches. Platon concevait le rôle du politique comme celui d’un tisserand, auquel il revenait, assemblant des fils hétérogènes, de confectionner un «tissu social». Aux prétentions des rois-tisserands armés de modèles abstraits, s’oppose cependant historiquement une autre figure, minoritaire et méprisée, à laquelle Julien Prévieux redonne vie — celle des tricoteuses, ces «mégères accourues des quartiers populeux avoisinant l’Hôtel de Ville et qui ravaudaient ou tricotaient des bas dans les tribunes, pendant les discussions orageuses» de l’Assemblée révolutionnaire sous la Convention. Dickens, qui met en scène l’une d’elles dans un roman, l’imagine consignant un sens caché dans les motifs de son ouvrage, inscrivant secrètement les minutes de la politique révolutionnaire dans les mailles de ses tricots: «c’est un langage secret s’il en fut, puisque personne n’en connaît l’existence; mais pourrons-nous le déchiffrer, ou plutôt, en sera-t-elle toujours capable? (…) Jacques, répondit le marchand de vin en se redressant de toute sa hauteur, ma femme aurait gravé tous ses comptes dans sa mémoire qu’elle n’en perdrait pas une syllabe. Sois tranquille, ces mailles, qui, d’après une combinaison spéciale, forment une écriture dont les caractères sont fixes, ne manqueront jamais de clarté pour celle qui les a faites.»
Grégoire Chamayou
Article sur l’exposition
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critique
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