La frénésie de la vie et du monde d’aujourd’hui, les tensions et les bouleversements qui agitent tous les secteurs de la société, ainsi que les pressions permanentes exercées par l’hypertrophie de la communication, nourrissent le sentiment qu’un danger menace l’un des biens des plus précieux et des plus fragiles de l’homme: son attention. Tout allant trop vite, on ne peut plus accorder aux choses l’attention qu’elles méritent. Dans le flux incessant des marchandises et des informations, l’attention se fait distraite et flottante. Et la réception molle. A la fois frappée de rareté et pilier d’enjeux commerciaux majeurs, l’attention des clients est élevée au rang d’énergie à capter par de nouvelles méthodes économiques et commerciales.
On se souvient de la fameuse déclaration de Patrick Le Lay (juil. 2004), PDG de TF1, qui avait presque ingénument affirmé devant un aréopage de décideurs qu’il avait pour responsabilité de livrer aux annonceurs (en l’occurrence Coca Cola) plus que des minutes d’écran: des «temps de cerveaux disponibles», des téléspectateurs conditionnés à être pleinement réceptifs aux messages publicitaires. Cet apparent cynisme relevait en fait de cette évidence pour un magnat des médias que l’information aujourd’hui parasitée par la publicité importe moins que la capture de l’attention des téléspectateurs.
Alors qu’informer a longtemps relevé de l’exploit et que les scoops ont hissé le journalisme jusqu’à l’exceptionnel, l’information coule désormais à flots, étale et continue. Omniprésente et plate, mixée de divertissement et de promotion qui saturent nos regards, nos oreilles et nos esprits.
Dix ans après la déclaration de Patrick Le Lay, la bataille de l’information a débouché sur une guerre de l’attention, tandis que l’avantage est passé de la télévision aux moteurs de recherche et aux réseaux sociaux qui indexent, classent, traitent (Google) et diffusent (Facebook, Twitter) des contenus visuels, textuels et sonores qui ne sont pas produits par eux mais par leurs utilisateurs. C’est dans ce cadre technique, économique et communicationnel spécifique que la photo-numérique prend son essor, en particulier dans sa version mobile au moyen des smartphones.
Loin de se réduire à la saisie, la photo-numérique est inséparable des dispositifs, eux aussi numériques, de diffusion instantanée et planétaire que sont les réseaux. L’appareil de saisie n’est que la moitié de la photo-numérique dont l’autre moitié est constituée par les réseaux. C’est l’alliage emblématisé par les smartphones entre un appareil de saisie et un dispositif de diffusion, l’un et l’autre numériques, qui caractérise la photo-numérique, ses propriétés et ses esthétiques.
Utilisant des appareils numériques très sophistiqués, souvent réflexes sans être toujours connectables à internet, beaucoup de professionnels conservent avec le numérique les orientations esthétiques qui étaient les leur dans l’univers argentique. Pour eux qui souvent travaillent dans l’univers du papier (la presse, les magazines, l’édition ou encore les expositions), le numérique se limite à accélérer et rationnaliser, sans les modifier notablement, des processus conçus antérieurement. L’adoption de la photo-numérique obéit alors à des considérations plus quantitatives que qualitatives. C’est le sort des techniques nouvelles en nature que d’être repliées sur des pratiques et des formes survivantes de conditions, de techniques et de besoins antérieurs.
Esthétiquement, l’usage «argentique» de la photo-numérique perpétue l’enracinement de la photo-argentique dans un dispositif technique de saisie hérité de la chambre noire de la Renaissance et constitué par l’œil de l’opérateur, le viseur et la perspective euclidienne propre à l’optique.
Ni transparent ni neutre, ce dispositif ancre le photographe dans la posture humaniste d’un sujet de raison affrontant de son regard un espace découpé par la fenêtre du viseur et ordonné par la perspective. Ce dispositif représente et formalise géométriquement les images par la découpe du cadre, par la perspective optique et le point de vue, et par la «règle d’or» qui s’impose à l’ordonnancement des formes.
Dans l’univers argentique, photographier consiste donc toujours à composer tous ces éléments, à prêter attention à l’agencement des «lieux géométriques précis sans lesquels la photo serait amorphe et sans vie», et à «appliquer le rapport de la section d’or [pour lequel] le compas du photographe ne peut être que dans son œil» (Henri Cartier-Bresson, L’Instant décisif).
Au-delà de son objet, de la démarche de son auteur, de ses destinataires, de ses usages et de son contexte, toute photo-argentique s’inscrit, de par son dispositif de saisie, dans une trame attentionnelle qui résonne des valeurs et des formes séculaires de la Renaissance occidentale.
C’est cette trame attentionnelle et ses effets esthétiques que vient bouleverser la photo-numérique mobile. Avec les smartphones, les photos sont faites sans viseur et avec l’appareil tenu à bout de bras, à distance du visage et des yeux. Cette disqualification des yeux et du regard dans le processus de saisie se traduit par une valorisation du corps, par une minoration de l’attention visuelle, et conséquemment par une perte de maîtrise de la composition et de la géométrie des images.
Esthétiquement, la photo-numérique mobile s’accompagne d’une déconstruction des anciennes compositions charpentées par des rapports géométriques de points, de lignes ou de surfaces. Avec la marginalisation du regard, c’est ainsi l’ordonnancement rigoureux et rationnel des compositions qui s’effondre. Outre les rapports de distances, la répartition des lumières et des couleurs, les degrés de netteté, les relations entre les choses, etc., tous ces éléments formels qui exigent tous un haut degré d’attention en application des règles et des lois de l’esthétique qui ont prospéré au fil des siècles jusqu’aux derniers temps de la modernité.
Parce que le corps se substitue ainsi aux yeux et au regard; parce que l’écran du smartphone affiche une déjà -image qui se superpose au monde et l’occulte, à la différence du viseur qui, lui, est un appareil de vision directe des choses et du monde; parce que cette déjà -image-écran déjoue l’attention compositionnelle; parce qu’en outre le haut degré d’automatisme des smartphones amoindrit la part d’attention et de maîtrise inséparablement techniques et esthétiques auparavant mobilisées pour la production des images argentiques; pour toutes ses raisons — avec d’autres de différents ordres tels que la vitesse, le temps réel, la circulation, le contexte, etc. — le moment de la saisie des clichés numériques mobiles est celui d’une fracture majeure technique, processuelle, attentionnelle et esthétique.
Et l’expression photographique d’un basculement du monde.
André Rouillé