La cause est entendue: la culture est en France désormais très officiellement rentrée dans «l’ère du numérique» avec le lancement, cette semaine par la ministre Aurélie Filippetti, de la mission dite «culture-acte2», confiée à Pierre Lescure avec trois enjeux: «Celui de la création, qui est celui de l’attention portée aux créateurs; celui de l’économie, qui passe par la régulation des flux financiers associés à la création; celui des publics, qui rejoint la question déterminante du développement de l’offre légale».
D’autres enjeux s’imposeront sans doute avec la force de l’évidence, tel que celui de créer les conditions d’existence et d’action, indépendamment des grands majors de l’industrie culturelle, d’un réseau dynamique et créatif d’éditeurs de sites internet de culture. Parce que l’innovation est l’affaire des petites et moyennes structures, plutôt que des grandes: les premières étant en quelque sorte forcées à créer, tandis que les dernières sont en position de pouvoir rentabiliser, ou spéculer.
L’enjeu qui déborde évidemment la mission, mais qui est crucial dès lors que l’on se veut de plain pied dans l’«ère du numérique», c’est l’enjeu esthétique. Le grand oublié, ou malmené, des propos sur les images numériques. Parce qu’avec elles, plus qu’avec d’autres types d’images, l’esthétique est submergée par la technologie. La plupart du temps, les discours technicistes parasitent les réflexions esthétiques, et même se substituent à elles. Y compris dans les sphères académiques les plus autorisées. C’est en particulier le cas en photographie où la différence essentielle entre l’esthétique argentique et l’esthétique numérique est balayée par le faux argument de la facilité.
Le numérique ne ferait, sans supplément essentiel, que faciliter et accélérer ce que l’argentique permet déjà depuis longtemps, répètent à l’envi ceux qui sont plus attachés aux permanences qu’aux ruptures. On ferait les mêmes «choses», mais plus vite, mais en plus grande quantité, mais moins cher, mais avec la possibilité d’éliminer les clichés à volonté, mais sans avoir à les développer et les tirer en laboratoire, mais en pouvant instantanément les diffuser dans les réseaux de la planète, etc. On peine à croire comment les contempteurs du numérique peuvent soutenir la fiction d’une identité essentielle qui est à ce point grevée de différences.
Et ce déni de la rupture en nature introduite par le numérique dans le dispositif photographique, donc dans les conditions concrètes du faire, est redoublé par un autre déni: celui de la différence esthétique, celui des formes et des postures d’images, celui des modes de regard.
Le numérique ne permet pas seulement d’opérer plus vite, d’accélérer les protocoles existants comme l’ont fait tous les changements en degré qui n’ont jamais cessé, au fil des ans, d’améliorer les performances du procédé. Il permet de faire différemment image, d’autres types et d’autres formes d’images.
Ainsi, la possibilité devenue banale de prendre en quelques heures plusieurs centaines, voire plusieurs milliers, de clichés avec un appareil ordinaire muni d’une carte mémoire de grande capacité, est loin de se réduire à une simple accélération de la production des images. A ce rythme et à cette quantité, on se situe dans une autre galaxie que celle de la photographie traditionnelle basée sur des bobines argentiques de douze ou trente-six vues exigeant en outre un long travail en laboratoire avant d’accéder à la visibilité des images.
L’appareil numérique, qui confère un tempo inouï à la fabrique des images, et qui est d’ailleurs souvent dépourvu de ce viseur emblématiquement enraciné dans la Renaissance, conduit tout bonnement à l’éclatement des trois principaux piliers de l’esthétique en vigueur dans la photographie argentique: le cadrage, la composition géométrique, et… l’hégémonie du regard.
Dès lors que l’appareil photographique — de plus en plus souvent intégré dans les téléphones mobiles — est doté d’un écran à la place d’un viseur, l’œil est mis à distance, et l’image ainsi dépourvue du point directeur d’où étaient gouvernés sa forme, sa composition, et le cours de sa saisie. En somme le numérique fait vaciller l’édifice esthétique qui a émergé avec la peinture de la Renaissance, et qu’a généralisé la photographie argentique.
La modeste productivité de la photo argentique — comparée à celle de la photo numérique — est autant imputable à son mode opératoire technique qu’à son régime de vision et de composition. La production de clichés argentiques est en effet toujours parcimonieuse: matériellement et économiquement limitée en amont et en aval de la saisie, elle est aussi esthétiquement ralentie dans le moment même de celle-ci. Sous la souveraineté de l’œil armé d’un viseur, les clichés font un à un l’objet d’un processus esthétique souvent méticuleux de recherche du meilleur point de vue, du cadrage le plus juste, de l’instant le plus pertinent, de la composition la plus signifiante et harmonieuse, etc.
C’est tout ce processus qui s’effondre sous le flux nourri des clichés numériques, de l’accélération de la production, et de la mise à l’écart de l’œil au profit du corps. Avec l’argentique, les photographes avaient appris à voir l’image avant de la faire (c’était la «prévisualisation»); avec le numérique, ils la font sans la voir, puisque désormais les clichés se fabriquent — en mode «rafale» — plus vite que l’œil ne peut voir. Sur le terrain, l’œil a donc fait place au corps, le regard au corps à corps, et la composition à l’accumulation des clichés. Ce n’est qu’après, face au matériau iconique des images faites, et non plus au contact du monde, que l’œil reprend ses droits. Non plus sur le monde, mais sur des images: des fictions du monde.
Cette sorte d’esthétique (numérique) de non-voyant est aussi une esthétique de l’enveloppement des choses et des événements dans un flux de clichés produits «en rafale». Elle succède à une esthétique (argentique) gouvernée par un œil armé d’un viseur, et par la loi de l’image unique et souveraine, saisie à l’«instant décisif» au juste endroit.
Photographier avec l’argentique consistait à conférer une unité au monde, à résoudre symboliquement son chaos dans la cohérence géométriquement construite d’un cliché soigneusement composé dans le respect de règles séculaires. Le numérique, lui, induit en photographie des postures et autorise des attitudes esthétiques inverses qui ouvrent la possibilité d’une esthétique de la dispersion, sans doute plus apte à saisir quelque chose de ce monde-ci.
André Rouillé.
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