ART | CRITIQUE

Est-il possible d’être révolutionnaire et d’aimer les fleurs?

PFrançois Salmeron
@26 Sep 2012

Camille Henrot donne à la galerie Kamel Mennour des allures de jardin botanique avec son exposition «Est-il possible d’être révolutionnaire et d’aimer les fleurs?». Si la révolution appelle un changement ou une transformation, l’artiste s’essaie à transcrire en bouquets des livres appartenant à une bibliothèque qu’elle aura imaginée.

Derrière ce titre énigmatique Est-il possible d’être révolutionnaire et d’aimer les fleurs? se trouve un art que Camille Henrot se charge de réactualiser: l’ikebana. En effet, l’ikebana est l’art ancestral de la composition florale au Japon. L’artiste a ainsi voulu reprendre à son compte cet art délicat du bouquet, afin de transformer en ikebanas des ouvrages littéraires, philosophiques ou poétiques. L’enjeu est donc de présenter une sorte de traduction florale des idées véhiculées par les livres que l’artiste aura choisis.

Révélée au grand public pour ses travaux portant sur le dessin ou des films d’animation mêlant vidéo et musique, Camille Henrot explore donc ici un nouveau champ artistique. Comment faire résonner deux domaines tels que la littérature occidentale et l’art ancestral japonais du bouquet? Comment exalter la spiritualité et la beauté d’œuvres telles que Salammbô, Un barrage contre le Pacifique, Fragments d’un discours amoureux ou L’immoraliste?

Pour ce faire, l’exposition utilise le pouvoir évocateur des noms des fleurs (en rappelant leur appellation latine, notamment), ainsi que les vertus ou les origines que l’on peut traditionnellement leur prêter. Par exemple, L’Essai sur l’exotisme de Victor Segalen se change en un bouquet où l’on retrouve du coton ou du palmier. Le court extrait de Salammbô que cite Camille Henrot, rappelle quant à lui la passion fébrile du chef mercenaire Mâtho pour la chair froide de la princesse Salammbô, chair qui semble d’ailleurs s’incarner dans un dense bouquet d’hortensias bleus, tandis que l’aride atmosphère de Carthage parait se cristalliser dans une branche de palmier de Méditerranée. Dans un autre registre, Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad trouve un écho à son adaptation par Francis Ford Coppola: le lin de Nouvelle-Zélande touffu et vivace rappelle la jungle africaine ou asiatique, dans laquelle se sont perdus nombre d’hommes ou de soldats, dont on retrouve ici une veste militaire kaki jetée par terre. Ou encore, Camille Henrot compose une véritable île sauvage faite de plantes, de branches, ainsi que de bric et de broc (papier journal, seau, parpaings, filets, outils), reconstituant ainsi l’univers de Robinson Crusoé.

Mais, bien plus que de proposer une traduction de la littérature à la botanique, ou d’incarner une spiritualité dans une plante ou une composition florale, l’exposition vise à créer un environnement réconfortant, un véritable havre de paix pour nos âmes. Comme une bibliothèque demeure un lieu de silence et de calme, où l’on se concentre et où notre âme se ressaisit et se nourrit, cet ensemble d’ikebanas offre un cadre propice au recueillement. A la différence notable que, contrairement aux bibliothèques souvent assez ternes ou tout bonnement austères, l’exposition se déploie dans une atmosphère éclatante, lumineuse et égayante: des mousses vertes, des orchidées jaunes mêlées à des fleurs orangées, des campanules bleues, des ananas-requins roses, des citrons, des pétales séchés, une endive rouge…
Tant de couleurs et de diversité sonne comme un appel à la vie — sans toutefois basculer dans un univers trop bariolé ou surchargé. Car les compositions de Camille Henrot demeurent fines, aérées. Il faut en effet se souvenir que le principe des ikebanas consiste avant toute chose à rassembler divers fragments cueillis çà et là, et à les marier dans une synthèse harmonieuse et bien équilibrée.

Dès lors, il semble qu’il soit possible, à l’image du poète et écrivain Louis Aragon, d’être révolutionnaire et d’aimer les fleurs. D’exhorter les hommes à se libérer, tout en voulant offrir à son aimée, la bien nommée Elsa, des roses, voire mieux d’en créer: «J’inventerai pour toi la rose» chantait le poète courtois.
Camille Henrot semble alors également se réapproprier ce vers et le réaliser pleinement: créer de beaux bouquets épurés incarnant des pensées puissantes. Les révolutionnaires, quant à eux, sont tout aussi exaltés. De la révolution des œillets au Portugal à la révolution du jasmin plus récemment en Tunisie, ils n’ont cessé de déclamer leur amour des fleurs et des bouquets à travers leur quête éperdue de liberté.

Å’uvres
— Camille Henrot, Est-il possible d’être révolutionnaire et d’aimer les fleurs?, 2012. Installation: Techniques mixtes. Dimensions variables. Vues de l’exposition.
— Camille Henrot, The black book, Lawrence Durrell, 2012. Ikebana: Genêt à balais, Cytisus scoparius l. – orchideée papillon, orchidaceae phalaenopsis. Dimensions variables
— Camille Henrot, L’entretien infini, Maurice Blanchot, 2012. Ikebana: Plume du Kansas séchée (Liatris spicata), Choux communs (Brassica oleracea), Lys des incas (Alstroemeria auriantaca), Pétales de roses jaunes et roses (Rosa), Tuyau de machine a à laver. Dimensions variables
— Camille Henrot, Robinson Crusoé, Daniel Defoë, 2012. Installation: Techniques mixtes. Dimensions variables. Vue de l’exposition.

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