Camille Henrot
Est-il possible d’être révolutionnaire et d’aimer les fleurs?
Des bouquets aux noms de livres, une bibliothèque idéale comme un jardin artificiel… que justifie ce rapprochement incongru? Cet espace, dans lequel on déambule comme on le ferait dans une bibliothèque, problématise radicalement le rapport du livre aux fleurs par son titre piquant: «Est-il possible d’être révolutionnaire et d’aimer les fleurs?» Avec ce troisième terme de l’équation, on entre dans le vif de l’œuvre. Camille Henrot cite Marcel Liebman qui rapporte les propos d’un collaborateur de Lénine: «On commence par aimer les fleurs et bientôt l’envie vous prend de vivre comme un propriétaire foncier, paresseusement étendu dans un hamac et qui au milieu de son magnifique jardin lit des romans français et se fait servir par des valets obséquieux.» (Marcel Liebman, Extrait de Le léninisme sous Lénine, la conquête du pouvoir, 1973.)
L’amour des fleurs serait un terrain glissant vers une pratique non moins antirévolutionnaire, celle de la littérature. Et comme la fraîcheur des fleurs ravive les couleurs d’un cadavre, la littérature panse nos peines. Entre révolution et consolation, faut-il choisir?
Cette pratique de l’ikebana rejoint l’idée de «l’art comme autotransformation» telle que l’a imaginé John Cage (Comment rendre le monde meilleur (on ne fait qu’aggraver les choses)), un livre qui ici s’incarne dans une unique endigia biologique plantée sur un kenzan, l’outil traditionnel de l’ikebana japonais qui fait singulièrement écho à l’une des préoccupations récurrentes de Cage citée par l’artiste: «jours passés à chercher des aliments non synthétiques».
Ainsi l’ikebana, comme le livre, concentre en un objet l’ensemble d’une pensée, rassemble des fragments disparates, réconcilie les opposés en un tout dont la dimension est globale.
Si comme l’écrit Jean-Christophe Bailly, dans Le propre du langage, la bibliothèque est une polyphonie, l’environnement d’ikebana devient une cosmogonie où des pensées hétérogènes forment un tout harmonieux, sur le principe du bouquet lui-même, assemblage d’éléments déracinés, coupés de leurs contextes et réunis en un tout synthétique. Qu’elles jouent sur la taxinomie, leur pouvoir «palimpsestique», la vulgarisation du langage des fleurs ou l’histoire de leurs origines, les forces mystérieuses qui agissent en vue de la réalisation du bouquet tracent un langage ultralucide. En reprenant cet art du bouquet ancestral Camille Henrot balaie littéralement la hiérarchie rigide entre les arts sensoriels et les arts intellectuels, ce qui s’inscrit dans le temps cyclique (celui de la nature) et dans le temps historique (celui de la révolution). «A mon sens les pensées produites par la littérature, la philosophie ou l’anthropologie font partie intégrante du quotidien, elles sont aussi d’une certaine manière «des objets décoratifs», étant entendu ici qu’elles créent un environnement stimulant et apaisant», explique-t-elle. En ce sens, elle perpétue sa perspective de travail en se plaçant dans une vision anhistorique du temps et en réintégrant la rationalité dans l’ensemble des comportements humains.
Dans cette littérature transcrite en fleurs l’esprit et la matière s’engendrent l’un l’autre. Et comme les valeurs s’incarnent dans les choses naturelles, les fleurs réputées inoffensives prennent l’aura d’une arme puissante et dévastatrice dans les mains de l’artiste. Camille Henrot met en place un langage lapidaire dont le phrasé est libérateur. On comprend alors pourquoi les révolutions s’approprient des noms de fleurs, la révolution portugaise des Å“illets, la campagne des cent fleurs en Chine, la révolution des roses en Géorgie, des tulipes au Kirghizistan, de safran en Birmanie, de jasmin en Tunisie. En réalité, avec ces ikebana on entre au cÅ“ur d’un principe de résistance violemment opposé à toute forme de pouvoir et d’autorité: le principe du plaisir.
Camille Moulonguet, juillet 2012
Vernissage
Jeudi 6 septembre 2012
critique
Est-il possible d’être révolutionnaire et d’aimer les fleurs?