Pourquoi avez-vous décidé de travailler ensemble?
Virginie Mira. Voleuse est la première pièce que nous codirigeons, mais c’est notre quatrième collaboration. Nous nous sommes rencontrées en 2003 et notre rencontre n’est pas fortuite. Julie cherchait ailleurs que dans la danse, et moi-même j’étais déjà un peu déplacée par rapport à mon milieu d’origine: l’architecture; j’avais une pratique de corps et je souhaitais travailler le mouvement.
Julie Nioche. Notre rencontre s’est faite autour d’un projet de recherche sur la construction de notre image du corps. Comment le corps se construit-il par l’espace, comment l’espace se construit-il par le corps? Avant de rencontrer Virginie, j’ai souvent travaillé sur l’idée que la danse pouvait naître d’une mise en contrainte. Ma première pièce s’est élaborée à partir de prothèses qui étaient comme une prolongation du corps et une façon d’empêcher le mouvement, de l’orienter autrement. À partir du moment où j’ai travaillé avec Virginie j’ai pu élargir cette contrainte du corps qu’était la prothèse. Ensemble, nous avons inventé de nouveaux objets ou des espaces qui construisent des contraintes.
Quelles relations le corps peut-il nouer avec un objet ou avec l’espace?
Julie Nioche. Cela dépend, mais l’essentiel est que l’un ne soit pas au service de l’autre. Il y a au contraire une véritable interdépendance entre le corps et l’espace ou l’objet. Notre travail, consiste à chercher les limites, les résistances, et à explorer les diverses façon de réagir face à un élément extérieur à soi. Les différents dispositifs construits en collaboration avec Virginie travaillent toujours les limites: ils jouent des limites de la peau, des limites entre le dedans et le dehors du corps, de la résistance à l’effort, ils provoquent les lois de la gravité. Il s’agit de mettre le danseur en situation d’adaptation extrême et d’observer comment il crée une danse face à l’obstacle. La danse devient une ressource pour s’adapter à l’environnement.
Virginie Mira. La dramaturgie se construit sur cette idée d’interdépendance. On expérimente jusqu’où corps et espace interagissent et jusqu’à quel point le lien peut être tendu, distendu, coupé. L’espace scénographique devient un partenaire du corps dansant. On peut comparer à une relation humaine dans laquelle il est impossible d’être complètement indépendant ou dépendant. Chacun a son existence propre et pourtant interagit.
Qu’est-ce qui est venu en premier dans Voleuse: le dispositif? Une envie d’explorer une certaine qualité de danse?
Virginie Mira. Pour Nos solitudes, par exemple, où nous avons collaboré toutes les deux, l’envie est venue de Julie qui voulait évoluer dans les airs de façon indépendante, accrochée par une multitude de fils. Nous avons inventé le moyen de créer cette sensation de corps suspendu. Dans Voleuse, c’est clairement le dispositif qui est venu avant. J’ai eu le flash d’une hélice et nous avons commencé à fabriquer l’objet avant même les répétitions. Bien sûr, l’objet s’est modifié au fil des répétitions mais la structure de l’hélice était là avant.
Julie Nioche. C’est une question que je me pose parfois. Pourquoi suis-je toujours en relation avec un objet pour créer de la danse? Pourquoi n’ai-je pratiquement jamais créé de pièces sans objet? Je crois que ce rapport constant à l’objet ou à l’espace ou au son, est une manière de rester toujours dans le moment présent. Par exemple, dans Voleuse, un objet nous arrive dessus et nous n’avons pas à faire semblant d’être dans l’urgence: si on ne bouge pas, on se prend vraiment la pale dans la figure. C’est donc une danse qui est toujours dans une adaptation permanente, au moment présent et je suis sûre que cela crée une physicalité, une intensité particulière.
La danse est-elle très écrite ou repose-t-elle sur l’improvisation ?
Julie Nioche. En fait, puisque ce qui m’intéresse c’est la surprise du danseur, le moment de non maîtrise, de fragilité, il faut que ce soit improvisé. C’est toujours comme ça que j’écris la danse: par des modulations de réaction face à un environnement qui fait que, à force, une dramaturgie s’installe, une danse s’écrit. En revanche, l’interaction est très précise, il y a une partition de l’hélice, elle monte, descend, s’arrête. Sa vitesse varie. Virginie nous suit aux manettes de l’hélice avec une espèce d’empathie, pas avec un chronomètre.
Virginie Mira. De la même façon, l’objet n’est pas construit une fois pour toutes. J’ai tenu compte des besoins des danseuses. J’ai creusé des encoches, par exemple, dans les pales de l’hélice pour qu’elles puissent s’accrocher.
Voleuse est une pièce très féminine, jusque dans son titre: y a-t-il une revendication de féminité? La volonté d’inventer un espace gestuel féminin?
Julie Nioche. C’est une question délicate. Ma première pièce était déjà sur l’image du corps féminin dans la société donc c’est une question qui me préoccupe sauf que je n’ai pas envie de sombrer dans des oppositions faciles masculin/féminin, dans des dichotomies qui ne m’intéressent pas. En revanche, il est clair que la pièce travaille sur la communauté féminine, sur la prise de l’espace par un corps féminin avec ses spécificités.
Virginie Mira. Dans ce projet, ce qui nous intéresse c’est de traverser des états différents, de la violence à la douceur ou à la contemplation, et de voir ce qu’on peut donner à voir par des corps qui traversent ces états en lien à l’obstacle imposé: l’hélice.
Julie Nioche. Je dirais la même chose autrement. Ce qui nous intéresse, c’est de donner à voir des individualités, d’observer les différences entre les personnes rassemblées dans cet espace-là . Dans Voleuse, nous portons toutes la même combinaison, et la question devient alors : comment donner à voir la différence des corps, des physicalités et des féminités Comment parler d’une multiplicité de féminités (et peut être de masculinités par contrecoup)? Alors, bien sûr, c’est un espace féminin mais qui ne se revendique pas dans une opposition à l’homme. Ce qui est plutôt revendiqué, c’est de donner un espace à la fragilité, et cela me semble un geste finalement politique.
Entretien réalisé par Stéphane Bouquet.
Avec l’aimable collaboration du Théâtre de la Cité Internationale.