Erwan Morère
Erwan Morère
Les Visions d’Erwan Morère
A rebours de la pratique enseignée aux jeunes photographes contemporains, Erwan Morère privilégie un rendu photographique noir et blanc très dense et favorise une opacité relative de la vision. Il n’hésite pas, même dans certains cas, à jouer du flou. Ces images sont à peine lisibles, le grain est intense, les contrastes poussés à leur maximum.
Pourtant, il ne semble pas qu’Erwan Morère retouche ses images, au-delà de certains choix de cadrage, d’une impression sur papier baryté au rendu contrasté ou sur papier mat allié à un encrage saturé dans les noirs. Le principal est réalisé à la prise de vue car c’est en réalité son contexte et les sujets même qui délivrent à l’œil ces impressions si particulières qu’elles parviennent à faire douter l’analyse perceptive.
Pour certaines images, on atteint dans le piqué un tel point de confusion que l’on ne sait plus se décider entre dessin ou parcelle de réalité. Les surfaces sont altérées comme si les climats extrêmes des pays qu’il traverse avaient endommagé la pellicule. A l’origine de son langage on peut ressentir l’influence originelle d’un Strömholm ou d’un Petersen tant par l’usage d’un noir et blanc contrasté et le goût du grain que par des cadrages à contre-pied.
Ce type d’écriture singulière, très personnelle, Erwan Morère l’affirme déjà depuis quelques années, notamment avec ses images de Mongolie ou d’Islande car s’il voyage beaucoup, il ne fait pas de photographie documentaire. Les films, rapportés de divers pays, rendent à peine compte des lieux, et si peu des personnes. Les localisations comme les situations basculent fréquemment dans l’imaginaire. Des images frontales de montagnes ou des aplats paysagés offrent de subtiles compositions en plans dégradés et provoquent un effet visuel annulant la perspective et la perception cognitive du ciel, de la terre ou de la mer.
Jean-Luc Amand Fournier décrit son travail en ces termes: «Ces territoires semi désertiques, ces immensités, plutôt du Nord dans cette série, du grand Nord même, là où très loin à l’Est, il y a l’Ouest et inversement, Mongolie, Islande, Canada qu’il parcourt sans s’arrêter en train, en avion, en voiture, en stop. On devient compagnon de voyage.
Même là sur le bord de la route, même quand ça fait six heures qu’on attend et qu’Erwan, nous montre là -bas, au loin, des maisons, des hommes ou des animaux, même un cirque. Mais la plupart du temps on partage ce flux, ce tourbillon qui brouille la vision, une contemplation en mouvement. Il parle de territoire, il dit aussi que le train, la voiture, le déplacement, sont aussi des territoires. Il n’y a pas de calcul, pas d’enquête. Il part, improvisation pure.»
Impossible aussi de se situer dans un espace temps. Il semblerait que la vision de l’artiste soit obturée selon un diaphragme personnel mêlant la fugacité de l’instant photographique à un désir d’intemporalité.
L’ensemble n’est pas éloigné de l’idée d’un carnet de notes ou de dessins, sans nécessairement devoir opposer cette référence à l’usage du langage photographique. De fait, le résultat n’est possible qu’à partir de celui-ci, il est même l’essence créative de cette œuvre délicate et méditative.
Quand, en France, Erwan Morère s’inspire d’atmosphère maritime pour réaliser des clichés en bord de mer ou sous l’eau, il ne s’agit pas de clichés de vacances idéales. Non, ce sont des images improbables, hallucinatoires: chars à voiles regroupés dans un coin du cadre, tel un troupeau animalier inquiet, nimbé d’un pointillisme neigeux, une méduse traversant un nuage de points noirs et blancs, ou bien encore, des joueurs de pétanque martiens tirant leurs boules dans une latence spatiale. Les repères sont absents, il ne reste plus ici que la vision.
Jusqu’où Erwan Morère a-t-il l’intention d’aller dans le retournement et la disparition visuelle? Il est beaucoup trop tôt pour le savoir. Cependant, il serait possible de lui imaginer, un instant, un éventuel futur en le rapprochant de certaines démarches qui dérivent aujourd’hui vers le dessin, comme celles de Xavier Zimmermann ou d’Anne-Lise Broyer qui ont tenté tous deux, dans leurs dernières séries, d’échapper à la strict pratique photographique par l’usage du trait. Quand Erwan Morère tire ses images de bords de mer sur un papier dessin où l’encre se dépose en de multiples points, il est lui aussi proche d’un rendu graphite.
Mais il préserve toujours une once de réel qui retient le regard au bord du basculement perceptif. S’il «redessine» le monde, c’est toujours par la photographie et, du coup, cela rappelle, par le style accentué, l’esprit du grand Giacomelli avec ces subtils paysages géométriques ou ces prêtres en robe noire, dansant la farandole dans le blanc laiteux de l’image.
Finalement, Erwan Morère semble avoir préféré passer outre la leçon d’objectivité de ses contemporains tant il est à l’aise dans la tautologie de langage emprunt d’une liberté visionnaire qu’il s’est alloué. A une époque où toutes les voies photographiques sont ouvertes et où la langue de l’image se déploie dans toute sa diversité, cela fait sens. De fait, de nombreux artistes sont aujourd’hui tentés par les techniques anciennes: réapparaissent les sténopés, les collodions et autres jus photographiques.
L’indépendance expressive chez ces créateurs rime souvent avec une appétence poétique et avec le désir d’exprimer un monde intérieur, dissocié de l’objectivité photographique. Toutes ces œuvres redonnent corps à la subjectivité et livrent autant de visions secrètes et intimes.
Christine Ollier, juillet 2013