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Erik Dietman

PUlrika Liljedahl
@12 Jan 2008

Trois ans après la disparition du Suédois Erik Dietman, une exposition rend hommage à l’homme et à l’artiste. Entre toiles et sculptures, le spectateur découvre un univers complexe et loufoque où jeux de langage, objets et matières se rencontrent pour tourner en dérision la réalité et gagner une absolue liberté artistique.

Une infinie poésie émane du surprenant univers d’Erik Dietman, engendré de sculptures, de toiles et de mots dans l’espace. L’artiste réussit à nous séduire par la transposition métaphorique de son interprétation intellectuelle de la réalité. Epicurien et amoureux de la vie, il nourrit son langage pictural de tous les matériaux trouvés au hasard de ses promenades visuelles. Des premières œuvres en bande de gaze ou de sparadrap aux imposantes sculptures en bronze réalisées à la fin de sa vie, tout est réuni dans l’exposition Erik Dietman en gros, pour fournir un magnifique panorama de la polyvalence artistique et des prouesses techniques de l’artiste.

Aux côtés d’un portrait photographique du Suédois, voisinent des œuvres des années soixante qui ont fait la renommée de l’artiste : le célèbre Petit monument (1960-1961), les sparadraps C’est elle la plus belle (1966) — article de magazine détourné présentant la chanteuse Françoise Hardy — ou encore la couverture du Times (1964) partiellement dissimulée sous une couche de sparadrap pour ne laisser s’échapper que le nom de la revue. Unis entre eux par ce médium banal, les éléments du quotidien perdent de leur ordinaire pour devenir particuliers. Le geste de l’artiste n’est plus uniquement accompli pour démontrer les qualités plastiques des matériaux de rebus mais pour les engager dans une réalité nouvelle. Erik Dietman met l’accent sur la présence de l’œuvre dans un espace temps particulier et dévoile un silence, sans nul doute réparateur, qui joue le rôle d’intermédiaire entre le trépas et la résurrection des objets dans un monde autre.

A partir du milieu des années soixante, l’ «ex-roi du sparadrap» se tourne vers l’étude de mots visuels avec notamment Food (1967). Sur une table dressée d’une nappe blanche et de six assiettes, sont incrustés de longs clous pointus pour former le mot «food» (nourriture en anglais). Au lieu de placer des aliments, il préfère les évoquer par un mot lequel, en le lisant, fait appel à notre imagination pour projeter des images de nourriture. En insérant le langage dans ses pièces, Dietman attise la perception intellectuelle des spectateurs ; il laisse ainsi l’invisible s’emparer du réel afin d’en modifier et d’en décupler les sensations. Tout aussi déconcertante, l’installation au sol Stone of here (1966), fait trébucher le spectateur sur cette singulière alliance d’une pierre et d’un cadre bariolé de pansements multicolores. Etrange signalisation d’un lieu réel par la pierre, alors que notre esprit se perd aussitôt dans l’ailleurs lointain de l’envoûtante mosaïque.

Dans la salle suivante, Erik Dietman nous emporte encore plus loin dans sa recherche de l’image dans l’image. D’inspiration surréaliste, huit petites sculptures sont harmonieusement disposées sur un large étal en bois. Non seulement l’artiste nous présente des rencontres du verre avec des matières insolites (la céramique, le bronze, le fil de fer…), mais il les dote de titres saisissants : L’employé de la banque du sperme (1993-1997) ou la Vieille peau et cœur d’enfant (1993-1997). Ces pièces n’en prennent que plus d’ampleur dans leur signifiance. La première se présente sous la forme d’une grande cavité noire et blanche, dans laquelle viennent se nicher des verres en plastique empilés les uns dans les autres. Plus en retrait, la seconde exhibe fièrement des bubons de verre rouge émergeant de sa paroi plastique.

Les nombreux collages sont tout autant animés de l’esprit burlesque de Dietman. Dans l’aquarelle Sans titre (1978), l’artiste rajoute aux contours d’une femme écartant les jambes, un long élastique pour désigner son sexe. Humour, satire et ironie induisent une déformation nécessaire et insolite des sujets qu’il traite. Cette irrégularité de la forme, il l’inflige aussi aux frontières matérielles de la toile qu’il dépasse allègrement, pour créer un encadrement aussi inédit que son contenu (Sans titre, 1988).

Aux œuvres humoristiques se mêlent également des œuvres plus engagées à l’exemple de l’imposante toile Kosovo (1999-2000). Dans cette fin de siècle chamboulée par de nombreux conflits, Dietman tient à faire surgir dans ses toiles les capacités meurtrières et les imperfections de l’Humanité. Un personnage féminin reposant la tête sur son poignet se détache d’un paysage mortifié. De sa bouche s’échappe un filet de sang s’écoulant dans le sourire sarcastique d’une tête de mort qui la regarde. A ce symbole de la mort qui aspire le peu de vie qui reste, sont associés les esprits du Malin représentés par des singes. L’austérité de la palette nous sensibilise à la dévastation du paysage, au désespoir des habitants et au sarcasme de la mort qui se gausse du malheur d’autrui. De part et d’autre de ce grand format, se distinguent deux œuvres plus antérieures. Dans L’arme efficace (1985-1988), l’artiste croque le visage d’un individu à partir de taches, d’empreintes de doigts et de coulées de peinture. Réduite à l’essentiel, cette vision brouillée de la tête accentue l’expression d’un traumatisme. Au niveau du front, les traces de couleur suggèrent l’impact d’un choc et dessinent une auréole de sang qui coule le long de la face. Dans un même registre, l’artiste esquisse le portrait d’un homme auquel il superpose un masque de crâne de couleur verte : habile arrangement pour évoquer l’ombre de la mort rôdant sur la vie. Erik Dietman pérennise l’histoire de l’homme sans pour autant être alarmiste. Selon lui, l’art se doit de ressusciter la vie et de conserver un certain optimisme quant à la nature humaine.

Ca et là, de mystérieuses masses en bronze déposées sur des piédestaux jalonnent notre parcours dans l’exposition. L’une des plus impressionnantes est sa dernière sculpture Bassine (2002). Reposant sur trois pieds arrondis, elle se présente sous la forme d’une cavité béante et informe au sein de laquelle reposent des brindilles de bois et une clé (également coulés en bronze). La mouvante silhouette découpée tient son nom de bassine de par sa fonction de récipient qui renferme un instant de vie à jamais figé dans la matière. Une fois encore, le sculpteur tourne en dérision les canons esthétiques en déformant à outrance sa sculpture pour ensuite l’affubler du nom d’un objet usuel.

Deux autres sculptures en bronze se démarquent par la singulière fusion qu’elles matérialisent de l’idée avec la substance. Curieusement, dans Projet pour une place sans arbre (1992), Dietman fait naître de la masse mouvante, onze cratères marqués des empreintes de l’artiste. Pour la suivante, Sans titre (1992), il associe une branche à un monticule de bronze. Réalisée lors d’un séjour en Suisse, elle confronte deux matériaux : le bois – matière organique et vivante – au statique et monumental bronze. La combinaison de la branche avec la vibration de la grande motte insuffle indirectement de la vie dans la sculpture. Sans cesse, l’artiste se joue des jeux de rencontres entre matière, apparence et appellation ; les jeux de mots visuels et les quolibets ont toujours été de mise dans son travail et ces pièces en bronze en sont d’incroyables modèles.

Alliant l’art à la vie, Dietman ne ferme pas pour autant les yeux sur l’inéluctable fin qui nous guette. Rappelant l’allure de l’Ami de personne – sculpture monumentale exposée dans le jardin des Tuileries – Le frère de Dieu (2002) offre une composition aussi soignée que libre. Disposé sur un socle arrondi, ce personnage fantasmagorique s’élève au centre d’un champ de bataille jonché de marteaux, de crânes, d’os en croisillon… Tout conduit à nous interroger sur l’identité de cette ombre apparentée à Dieu s’élevant de son support. Serait-ce véritablement l’image de la résurrection s’extirpant des affres du néant ou de la mort elle-même, double de la vie ? Le trépas n’est plus un obstacle mais une étape décisive qui conduit à un résultat absolu : l’infinie éternité.

A l’ensemble de l’exposition, s’ajoutent une centaine de gravures et de dessins exécutées en Islande ainsi qu’une vidéo de 1994 (1) où l’on découvre les facéties goguenardes d’Erik Dietman avec son «sparring-partner», Roland Topor, commentées par le critique suédois Olle Granath. Multiplicité des personnages, polysémie des images et des objets, double sens et jeux de mots, tout confirme de l’absolue liberté d’expression de l’artiste. Oscillant entre humour et sarcasme, les œuvres témoigneront à jamais de la présence d’Erik Dietman (2).

Notes
1 : Erik Dietman, 1994. Vidéo documentaire réalisée par Alain Vollerin. Commentaires par Olle Granath. Editions mémoires des Arts. Musée Saint-Pierre de Lyon.
2 : Dans un désir commun avec Claudine Papillon, la galerie Catherine Issert (Saint-Paul de Vence) présente un «Hommage à Erik Dietman» du 3 au 27 juin 2005.

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