LIVRES

Éric Duyckaerts

Des conférences filmées, des vidéos où l’artiste apprend la danse, le théâtre, etc. L’œuvre d’Éric Duyckaerts confronte, avec beaucoup d’humour, l’univers artistique et le monde professionnel extérieur, et privilégie la notion d’apprentissage et de transmission du savoir.

— Éditeur : Frac Bourgogne, Dijon / Centre régional d’art contemporain, Sète / Galerie Emmanuel Perrotin, Paris / L’Office — Ensba, Dijon
— Année : 2002
— Format : 24 x 21 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs et en noir et blanc
— Pages : 125
— Langues : français, anglais
— ISBN : 2-913994-05-9
— Prix : 16 €

Proche extérieur
par Joseph Mouton (extrait, p. 10)

L’anti-autoritarisme est une chose aujourd’hui si bien portée dans l’art contemporain qu’il peut servir d’idéologie collective, de culture de ministère, voire de simple politesse, ce qui n’empêche, bien sûr, ni les prises de pouvoir symboliques ni la consécration de modèles dominants. Pour saisir comment les formes proposées par E.D. sont anti-autoritaires dans leur constitution même plutôt que dans leur apparence idéologique, je crois qu’il faudrait montrer comment elles articulent l’extériorité avec la familiarité. Par exemple, la base formelle de la plupart des travaux sur écran est une sorte de vidéo-conférence, soit un standard de communication assez bien connu du public, qui n’a aucune aura artistique particulière (nous restons loin des cours charismatiques de Joseph Beuys) et qui laisse le spectateur assis dans le confort distrait de l’habitude. Or E.D. travaille cette forme dans le sens de la souplesse, il la prend au moment où elle se déformalise dans le médium de la télévision pour y dégénérer en clip, en flash, en séance de vulgarisation, en simple allocution télévisée ou en cours du soir parodiques; de sorte qu’elle se fait à la fois plus accueillante et moins définissable. Il n’y a pas d’autorité sans distance: les savoirs convoqués par E.D. gardent suffisamment de précision logique pour trancher nettement par rapport au contexte artistique. Cependant, comme ils sont pris dans la forme défaite de la conférence, ils perdent l’autorité liée à leur éloignement et deviennent comme des discours dont nous pourrions visiter à loisir l’extériorité et toucher le lointain même avec nos doigts encore intimidés de touristes. Pareillement, E.D. assouplit avec virtuosité l’instrument de son éloquence de façon à lui donner un caractère amateur ou fatigué (causerie, baratin, laï;us) qui dissimule son excellence; et dans le même temps, il accuse la facticité de certains traits (digressions loufoques, transitions trop belles); et cette légère redistribution du naturel et de l’artificiel nous fait sentir dans la vieillesse de l’art oratoire à la fois l’usure du trop connu et l’étrangeté du suranné. Vie morte, amabilité froide, frivolité pédante, ingéniosité absurde, inquiétude bonhomme, intériorisation sans intériorité : la forme anti-autoritaire se construit grâce à une manière de neutralisation, ou pour mieux dire d’annulation des forces esthétiques. Il faut que rien n’ait eu lieu, il faut désamorcer toute emprise et conjurer tout saillant. Je gage que cette entreprise d’équilibrage ou d’équilibrisme a charge de repousser l’humiliation et la terreur d’une scène sadique dont les scénarios pédagogique et psychanalytique portent la trace à demi effacée.

Voilà une œuvre trop plaisante, trop étroite, trop spécialisée, trop nonchalante et trop talentueuse pour se ranger ailleurs que dans la marge ou parmi les curiosités : c’est ce que répand peut-être l’intelligence moyenne de la médiocrité de l’époque, — et c’est le contraire qui est vrai. Du point de vue artistique, la position de l’extériorité représente sans doute la conscience la plus aiguë de ce qui se joue dans la partie. Or, je ne connais pas d’artiste qui articule cette position avec plus de précision qu’E.D. En partant de la forme du commentaire, ses premières vidéos sortent du territoire pour s’installer dans un no man’s land: le détachement du ton sonne comme une promesse de retrait, — et l’entêtement à faire varier ce ton détaché finit par tenir cette promesse : nous passons dans le ruban de nulle part. Ensuite l’articulation très spéciale des constituants établit une extériorité à l’intérieur de chaque œuvre; car chaque analogie ou homologie semble y porter avec elle la raison de son abolition. Dans le même esprit, le médium cesse d’offrir l’image de l’intériorité traditionnelle ou de la mémoire-matériau dans laquelle la modernité a voulu trouver le dernier rempart de l’autonomie artistique; il se réduit au contraire à la somme des analogies et des homologies entre le théâtre, l’éloquence, la vidéographie, la logique, le montage, la danse et tous les arts et techniques mineurs ou majeurs qui peuvent entrer en disposition avec ceux que je viens de citer; il garde toujours la maigreur d’une démonstration. Les collages avec la grande culture et la culture savante font jouer une distance plus réelle que les habituels transferts de fonds mass-médiatiques ou minoritaires; parce que ces cultures-là s’avèrent en définitive plus extérieures à l’art que le hip hop. Mais l’invention décisive est selon moi celle du double personnage Monsieur Duyckaerts/Éric, qui incarne invraisemblablement l’extériorité à soi, l’extériorité au monde et l’extériorité à l’œuvre même. Sans lui, aucune des extériorités que j’ai dites ne trouverait leur commun point d’abîme.

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions du Frac Bourgogne)