Elisa Fedeli. Avant de vous consacrer entièrement aux arts plastiques, vous avez fait l’expérience de domaines très différents, même éloignés: le commerce, les sciences, le théâtre, l’administration. Dans votre parcours personnel, qu’est-ce qui vous a marqué — vous a fait rire ou au contraire rebuté — pour que vous fassiez du savoir l’enjeu principal de votre pratique artistique?
Eric Duyckaerts. Toutes les expériences que j’ai traversées m’ont apporté quelque chose et je n’ai rien détesté. Mon père, un homme très sévère, m’a obligé à suivre des études, alors que je voulais faire les Beaux-Arts. Cela s’est transformé en quelque chose qui m’a intéressé et dont je tire profit aujourd’hui alors qu’à l’époque, je le faisais en traînant les pieds!
J’ai appris beaucoup de choses en terme de contenus mais ce qui m’a fasciné précisément, ce sont les professeurs, leurs manières, leurs attitudes, toujours différentes. Chaque enseignant développe spontanément un style humain, parfois ennuyant et rébarbatif, parfois drôle, parfois impressionnant.
Vous enseignez les arts plastiques depuis de nombreuses années et depuis 2001 à la Villa Arson à Nice. Quel enseignant pensez-vous être au naturel?
Eric Duyckaerts. C’est difficile à dire (rires)! L’enseignement universitaire est très différent de celui en écoles d’art. J’ai essayé de donner des cours magistraux mais je ne trouvais jamais le bon calibrage de difficultés, pour que ce soit satisfaisant à la fois pour les étudiants et pour moi. Je privilégie les entretiens, en présence des travaux. De cette manière, je pense avoir une bonne écoute et réussir à réagir pour aider les étudiants à avancer, ce qui n’est pas du tout le type d’enseignement que j’ai connu.
Les professeurs n’écoutaient absolument pas. L’enjeu était de leur restituer le plus intégralement possible ce qu’ils avaient essayé de transmettre sans écouter. Et même, sans regarder! Un de mes professeurs, un prestigieux logicien, se rendait bien compte que, s’il croisait notre regard, il ne verrait qu’une incompréhension majeure. Par conséquent, il préférait regarder le parquet, le plafond et le tableau, nous tournant le dos. C’était des cours magnifiques mais il m’a fallu du temps pour le comprendre…
Dans vos conférences, les savoirs que vous abordez paraissent au premier abord assez éloignés et hétérogènes. Pour vous, ont-ils des traits communs?
Eric Duyckaerts. C’est une question qui m’intrigue moi aussi. Je pense qu’il n’y a pas de centre dans les sujets que je choisis. Je me déplace dans les savoirs avec une curiosité vivante et attisée par des choses très différentes. C’est comme dans un paysage, où il n’y a pas de route principale mais là des bosquets, là une mare, là une montagne,… Cela fonctionne par voisinages, par juxtapositions.
Les sujets que vous abordez me semblent davantage des prétextes à tisser en filigrane une réflexion sur l’art, sur la figure de l’artiste ou sur des notions qu’on associe à la création.
Eric Duyckaerts. C’est très juste, particulièrement dans les vidéos. Il y a des questionnements sur l’art qui me font réagir et j’essaie de les prendre par des biais inattendus, qui sont nourris principalement de culture classique.
Je collecte d’autres savoirs dans la vulgarisation. Par exemple, en mathématiques, je ne connais que ce que le grand public peut apprendre en lisant la presse spécialisée, qui est très bien faite dans ce pays avec des revues comme La recherche ou Pour la science.
Je replace ces savoirs dans un contexte qui soulève des problèmes artistiques ou des problèmes qui se posent aux artistes. Dans la série de vidéos Euristique, qui aborde le thème de la méthodologie de la recherche, je soulève une question qui me préoccupe aujourd’hui: on demande aux étudiants en art d’avoir une méthodologie de la recherche comme s’ils étaient des étudiants en sciences! Cela me révolte! Mais, au lieu de manifester directement ma révolte, je fais tourner le sujet dans tous les sens pour qu’on se rende compte par soi-même qu’il y a peut-être un problème… La série Euristique ne parle pas que de cela mais elle contient cette actualité qui me concerne.
Vous voulez dire qu’aujourd’hui l’enseignement de l’art est trop rationnel…
Eric Duyckaerts. Bien sûr! En chargeant la barque du côté des contraintes de type universitaire, on commet une erreur.
Quelle est votre famille artistique?
Eric Duyckaerts. Ma famille artistique, ce sont les gens de Fluxus, que j’ai beaucoup vus pendant mes années de formation à Liège. J’étais encore trop jeune pour y participer. Jacques Lizène, qui était à l’époque mon aîné de six ans, m’a beaucoup impressionné. Au Cirque Divers, un lieu alternatif liégeois où il y avait beaucoup d’activisme, j’ai vu Robert Filliou, Ben, Allen Ginsberg, Laurie Anderson et d’autres artistes qui m’ont beaucoup nourri.
D’autre part, je suis très attaché à l’art et à la personne de Daniel Buren. J’ai eu la chance de participer aux sessions qu’il animait dans le cadre de l’Institut des Hautes Etudes en Arts Plastiques, initié par Pontus Hulten. Il n’y a pas de lien entre nos travaux respectifs, si ce n’est peut-être cette rigueur dans l’appréhension de l’espace que j’ai apprise auprès de lui. Cela se voit dans la scénographie de l’exposition «’idéo», notamment dans l’habillage des différentes boîtes, dans l’exécution des peintures murales et dans l’accrochage des sérigraphies sur verre.
Vous avez conçu la scénographie de l’exposition «’idéo» au Mac/Val. C’est la première fois que le côté plastique de votre travail est souligné. Quels ont été vos choix pour cette scénographie?
Eric Duyckaerts. Je fais parfois des choses austères et qui peuvent sembler rébarbatives car je parle latin, grec,… Je voulais que l’exposition soit accueillante et que le public ne se sente pas chassé, ce qui a motivé le choix des couleurs assez tendres.
Certains entrelacs, dessinés dans des tons gris donc austères, ont été sérigraphiés sur verre. La transparence permet d’intégrer et de jouer avec les fonds colorés des cimaises, ce qui aide le public à entrer dans la plastique.
Dans l’exposition «’idéo», on découvre que vous pratiquez le dessin d’entrelacs. Quelle importance revêt cette forme pour vous?
Eric Duyckaerts. Depuis toujours, je suis fasciné par les entrelacs. Enfant, j’ai demandé à ma grand-mère de m’apprendre le tricot. Plus tard, j’ai retrouvé les entrelacs chez des artistes comme Albrecht Dürer ou Léonard de Vinci. J’ai aussi essayé de pratiquer le macramé, qui relève pour moi d’une véritable inventivité humaine. Dernièrement, j’ai vu un reportage sur la fabrication d’un pont par des pygmées. La manière dont ils tressent est une ingénierie primitive spontanée. Elle m’a fasciné.
Je dessine des entrelacs depuis longtemps. Parmi ceux que j’expose actuellement, il y a les Anneaux brunniens et les Anneaux de Soury. Ils ont cette caractéristique commune qui force l’attention: si l’on coupe un de leurs bras, tous les autres sont libres. On peut donc prendre le temps et faire l’effort mental de voir par quel biais ils se dénouent.
Dans vos vidéos, la gestuelle et les décors sont importants. On vous connaît deux rôles principaux: celui du professeur magistral, attablé à son bureau ou debout au tableau, et celui du scientifique interviewé à la télévision. Dans les vidéos plus récentes, vous semblez explorer d’autres situations: un père de famille qui fait la morale à sa fille, un comédien qui apprend l’anglais. Dans quel sens vos mises en scène ont-elles évolué?
Eric Duyckaerts. J’ai fait plusieurs vidéos en collaboration. Travailler à deux ouvre des horizons. Avec mon ami Joseph Mouton, nous avons conçu des séquences de lecture filmées. Avec Virginie Le Touze, nous avons réalisé une séquence où nous caricaturons les gestuelles amoureuses que l’on peut avoir en boîte de nuit.
Ce qui marque également une évolution, c’est la vidéo muette. Le personnage que j’incarne ne dit pas grand chose: il balbutie et n’émet que quelques indications sur les paysages qu’il traverse dans sa tête.
Enfin, le tournage avec deux caméras diffère de mes vidéos précédentes, tournées en plan fixe et avec une seule caméra. C’est assez amusant pour moi de jouer avec les deux caméras.
Quelle est la part d’improvisation dans vos performances, du point de vue du texte et de la gestuelle?
Eric Duyckaerts. Elle est totale! Bien sûr, je sais auparavant sur quel thème je m’aventure mais, à chaque prise, la parole sort différemment.
Vous produisez non seulement des conférences filmées, mais aussi des conférences publiques. Comment les réactions du public influencent-t-elles le cours de votre performance?
Eric Duyckaerts. Le public n’est jamais plongé dans le noir, de manière à ce que je puisse le voir comme j’en ai envie. Sa réaction compte beaucoup à mes yeux. Le public m’apporte du soutien, par le regard, par des sourires. Parfois, il se détache et c’est alors à moi de le rattraper. Il y a parfois des moments ratés où le public n’a pas compris qu’il avait le droit de rire et écoute studieusement. Certains vont même jusqu’à prendre des notes! Ces moments-là sont pour moi des échecs cuisants!
C’est une dynamique interactive vraiment passionnante à vivre et très difficile à décrire. L’image d’une descente à ski me plaît bien. Il y a différents chemins possibles et des obstacles qui arrivent. On ne peut pas s’arrêter et recommencer. Lorsqu’on arrive en bas de la pente, soit tout le monde est satisfait, soit le public s’est ennuyé, soit je me suis emmêlé les pinceaux et peut-être cassé une jambe!