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Eric Corne

Artiste, commissaire d’expositions, fondateur et ex-directeur du centre d’art contemporain Le Plateau, Eric Corne poursuit sans relâche sa lutte en faveur de la démocratie. Un engagement social, politique, artistique qui - à rebours des institutions – tente de briser les carcans et d’ébranler l’immobilisme.

Interview
Par Caroline Lebrun

Inauguré en janvier 2002, à l’issue d’une bataille de sept ans avec le groupe Bouygues et les pouvoirs publics, le Plateau est sans doute devenu sa victoire la plus célèbre. Mais, il ne gardera pas longtemps la reconnaissance de lauriers si difficilement remportés.
Aujourd’hui, Eric Corne s’investit activement dans de nouveaux projets. Candidat à la nouvelle direction du Palais de Tokyo avec Gaël Charbau, directeur de Particules, leur projet est arrivé en seconde place. Il revient sur son parcours, et nous livre son point de vue acéré sur la situation actuelle de la scène artistique française.

Pouvez-vous nous rappeler brièvement l’histoire du Plateau?
Ce projet a débuté en 1995, date à laquelle une association de Riverains des Buttes Chaumont a commencé à s’inquiéter du devenir de l’ancien site de la Société Française de Production (SFP) racheté par Bouygues. Le promoteur prévoyait la construction de 713 logements de dix étages dans un espace totalement clos, sans aucun service public. Et ce, dans un quartier dévolu pendant plus d’un siècle au cinéma. Avant sa fermeture, la SFP représentait environ 2000 personnes. Par intérêt pour cette démocratie et pour ce quartier que j’aime, je suis devenu président de l’association. Nous nous sommes alors battus avec nos moyens contre le groupe Bouygues qui avait acheté le site, procédé aux démolitions et monté un projet immobilier. Nous avons bloqué le chantier physiquement et nous sommes parvenus à mobiliser 400 adhérents au sein de l’association. Nous avons également payé de grands avocats. A la même époque, un changement politique a eu lieu à la Mairie et a permis d’organiser un référendum sur la question. Résultat : 90% des habitants ont répondu non au projet de Bouygues. Cela nous a encouragé pour continuer notre lutte. Après de nombreuses négociations, nous avons obtenu, entre autres, que la moitié des logements soient sociaux, que la halte garderie soit agrandie et devienne une crèche de cinquante berceaux au lieu de quinze, que deux rues soient ouvertes dans le projet, que le nombre de logements soit réduit à 500 et les bâtiments limités à sept étages… Enfin, que 600 m2 soient dévolus à la construction d’un centre d’art contemporain.

L’implantation d’un centre d’art contemporain au cœur d’un quartier populaire du XIXème arrondissement était un choix audacieux, comment l’avez-vous défendu?
La ville doit être un maillage entre les habitations, les lieux publiques de proximité, les activités économiques et culturelles. Nous voulions à tout pris éviter le syndrome de la ville qui n’est que logements. Nous avons, par exemple, veillé à ce que le quartier reste un centre d’activité économique en y implantant un îlot «Pierres et vacances». Selon moi, un quartier n’a de sens que s’il trouve ses lignes de fuite vers la ville, puis vers la région et le pays. D’où l’importance de la création d’un centre d’art. Les habitants l’avaient bien compris. Et c’est la première fois en France qu’une association gagnait contre un promoteur privé. La première fois également que l’Etat avait la chance que des habitants se prononcent à l’unanimité en faveur de la création d’un centre d’art contemporain. Je ne sais si il l’a bien compris…

Quels étaient les différents partenaires financiers du projet?
Fin 1998, nous avons fondé une autre association «Centre d’art des Buttes Chaumont» (CABC) en vue de porter le projet et trouver des financements. Dans notre protocole d’accord, Bouygues devait prendre les frais pour rémunérer les architectes pour l’aménagement. Ensuite, il a fallu des mois et des mois de négociations. Nous avons sollicité de l’aide auprès de la Mairie de Paris, de l’Etat et de la région Ile-de-France. Le maire de l’époque ne voulait ni le Plateau, ni la crèche. Le Ministère de la Culture ne souhaitait pas s’engager non plus, trop absorbé par le Palais de Tokyo. Finalement, seule la région Ile-de-France a accepté de s’engager dans le cadre d’une association avec le FRAC Ile de France. Mais, au moment où nous obtenions une somme globale de soutien de cent quatre-vingt mille euros, nous avons subi un autre revers de fortune. La droite parisienne s’est liée à l’extrême-droite pour refuser le projet. Nous avons donc été contraints de présenter une nouvelle fois le projet. Et, coup de grâce : le Plateau ne pouvait exister qu’à condition que le bail soit cédé au FRAC Ile-de-France ! C’était cela ou rien. Nous avons finalement accepté, une question de responsabilité. Puis avec la victoire de Bertrand Delanoë, nous avons eu d’autres partenaires. Je me souviens d’un dimanche où Christophe Girard venait d’être élu comme maire adjoint à la culture et m’a appelé pour m’annoncer que la mairie de Paris nous soutiendrait, puis l’Etat, la DAP avec Guy Amsellem, et la Drac, même si mes relations avec le Drac sont restées conflictuelles jusqu’à la fin. Le Plateau n’était pas leur projet… Aujourd’hui, tout cela a bien changé…
J’ai créé le centre d’art contemporain, Le Plateau, à Paris, dans un quartier de mixité sociale autour de ces questions et de cette énergie. Comment faire voisiner le principe d’une crèche pour jeunes enfants et un lieu dévolu à la création contemporaine ? Comment respecter cette urgence du sensible et de la vie quotidienne ? Art is art and life is life (Ad Reinhardt).

En tant que directeur d’institution, qu’avez-vous souhaité instaurer?
Le monde est dans mon quartier, avec ses habitants venus du monde entier et installés dans ce quartier de l’Est parisien depuis des années. Je me devais de répondre à cette donnée sociologique dans mon projet artistique et culturel, car le monde est aussi dans mon quartier avec la création contemporaine et les oeuvres des artistes. Eux aussi, venus du monde entier, interrogent notre contemporanéité commune. Le contemporain, c’est ce que nous ne connaissons pas, nous le fabriquons-créons-bricolons en aveugle, sans recul et justes distances contemplatives. Il y a eu un passé, il y aura un futur (avec ou sans nous), mais le moment présent, contemporain, est celui de l’incertitude où l’artiste arraisonne des blocs de temps afin de lancer des passerelles (obstinément fragiles). L’œuvre d’art ne peut jamais être événementielle, elle se prononce dans l’intemporalité. C’est l’intime de Giotto qui donne à son œuvre l’intemporalité, une part inaccessible, ce noyau dur indéfinissable, injustifiable qui résiste dans le temps. Les oeuvres des artistes ne sont jamais figées et stupéfiantes, elles se déploient, se dé-plient dans l’espace public où, nous, regardeurs, lecteurs, passants, les appréhendons. Hannah Arendt questionne sans relâche l’intime et le public, sa définition de la crise de la culture, non formatée sur une idéologie, est une pensée de résistance à toutes les manipulations. Responsabilité face à la création contemporaine et aux artistes, il m’était important de travailler avec eux, d’être à leur écoute en connivence avec leurs oeuvres. J’ai toujours considéré mon travail comme celui d’un passeur, afin que Le Plateau soit le lieu du projet des artistes. Nous leur sommes redevables de la réussite du Plateau. Les artistes ont été les partenaires de la structure. Je crois qu’un centre d’art contemporain ne doit pas se cloisonner sur un médium, c’est le jeu entre les différentes propositions, sans exclusive, qui peut permettre l’émergence d’une création forte dans notre pays. Je pense bien sûr à la peinture qui a subi ces vingt dernières années un rejet très singulier et étrange.
Au Plateau, j’ai travaillé avec de nombreux artistes, mais l’autre pan de ma mission, était aussi de visiter beaucoup d’ateliers. Je sais très bien qu’au-delà des expositions, les artistes souffrent du manque d’interlocuteurs et d’attention envers leurs œuvres, particulièrement les plus jeunes et ceux qui ont peu de visibilité. Il est nécessaire pour eux de pouvoir échanger sur leur travail toujours in-progress. Enfin sur ce sujet, j’étais certain que les artistes vivants en France devaient être plus soutenus et mieux défendus. C’est ainsi qu’un dialogue culturel fort européen pourra s’engager. Je l’ai défini dans ma programmation comme une responsabilité. C’est à partir de lieux dévolus à la création contemporaine, comme Le Plateau, que se définit aussi un projet artistique et culturel pour notre pays, où la création contemporaine est beaucoup plus riche et singulière que la représentation et la réception dont elle bénéficie à l’étranger. On a voulu m’enfermer dans le carcan, made in France, comme personne engagée, mais j’ai montré que l’engagement n’interdisait pas la rigueur, la force des propositions artistiques et un véritable projet.
Le Plateau est un projet réussi grâce aussi à la programmation que j’y ai fait, à ses expositions, météorites comme les nommait un de mes amis. Et, je n’oublierai jamais le titre de cet article d’un journal allemand, le Plateau ce lieu où se dévoile une pensée. Heureusement l’Europe…
Enfin, j’ai souhaité créer un lieu ouvert où l’on se sente bien, pour entamer des récits. Je crois que le Plateau tel que je l’ai vécu répondait à l’exigence d’un service public de la culture.

Quel est votre point de vue sur la situation de l’art contemporain en France ?
Je parlerai plutôt de la situation des artistes qui est catastrophique. Il y a plus d’artistes polonais connus dans le monde que d’artistes français et je n’ai pas peur de l’artiste polonais, bien au contraire. Prenons modèle sur eux et leur engagement, sur la fondation Fuksal, à Varsovie, sur la disponibilité totale des responsables d’institutions pour leurs artistes… Il existe pourtant d’excellents artistes en France aussi. Mais, on ne peut pas les faire connaître si on ne leur donne pas la confiance nécessaire et les moyens de créer. Nous ne devons manquer aucune étape. Je me bats pour dire en France que l’international ne doit pas exclure le national. Je crois à la démocratie et à l’esthétique de voisinage, ce sont des déplacements permanents de frontières et non leur négation. Je voisine avec la personne qui vit à côté de chez moi, avec mon quartier, ma ville, ma région, mon pays, l’Europe et le monde. Ce sont ces seuils de compréhension, de l’un à l’autre, qui me semblent l’enjeu politique et esthétique, là où l’identitaire et le repli sur soi répondent à la nocivité de l’impulsion globalisante qui ne permet pas l’expérience. Sans relâche, est nécessaire une recherche d’un point d’équilibre où nous pouvons travailler, dans un même flux d’énergie : l’identité (l’intégrité intime) et l’altérité (l’autre, l’infiniment autre dont je suis responsable). Politique et esthétique ont l’éthique en commun pour cette conciliation, c’est leur nécessité, leur urgence.
Sortons de la schizophrénie française, celle de l’arrogance à l’étranger et de la haine de soi en France, le vrai syndrome en fait du pays colonisé.

Selon vous, qu’est-ce qui peut expliquer cette situation de blocage?
Nous sommes dans un pays idéologique qui a un «problème» avec les Etats-Unis et qui veut sans cesse montrer sa supériorité, cela a crée du désenchantement ou du cynisme. Nous vivons dans un pays clanique, aussi compartimenté qu’un jardin à la française. J’ai cohabité avec le FRAC Ile-de-France et aucun artiste exposé au Plateau n’a été acheté par la collection du FRAC. Chacun sa féodalité, toi centre d’art, moi Frac, toi artiste, moi Directeur d’institution respectable, je veux casser toutes ces entraves d’un autre temps qui brisent l’énergie de notre pays. Il y a aujourd’hui urgence.

Comment s’est passée la fin de votre collaboration avec le Plateau?
Elle s’est soldée par une violente sortie. Tout a été fait pour m’expulser même si j’étais prêt à partir comme prévu au bout de trois ans de direction. Je n’ai même pas pu être membre du jury pour participer au choix de mon successeur. La raison invoquée c’est que cela ne se faisait pas. Les directeurs du Palais de Tokyo étaient dans le jury pour choisir leur successeur. J’ai à ce moment là senti trop de règlements de compte, une petite curée. Je me souviens de ce responsable d’institutions qui avait eu le plaisir de me souhaiter BON VENT. Je subissais la France névrosée des petits marquis et baronnes, des Tartuffes et des Harpagons. Je préfère toujours Cyrano, plus dangereux, mais plus passionnant. Si je n’avais pas trouvé d’emploi aux beaux-arts de Genève je n’aurais rien eu en France. Je me souviens d’une de mes candidatures pour être professeur aux Beaux-arts de Toulouse, le directeur a eu plaisir à me retourner mon dossier avec ma lettre de motivation sans un mot. Je n’étais retenu à rien. Pas un appel. L’année dernière a été très dure, violente, j’ai failli craquer plusieurs fois en découvrant beaucoup de petites lâchetés. Pour le Plateau, je pensais toujours à la pièce d’Ibsen, Un ennemi du peuple, et ce qu’il faut toujours négocier entre l’idéal et une réalité brutale. Mais le niveau en France c’est plutôt Sept morts sur ordonnance de Rouffio ou les scénarios d’Audiard, ces histoires de la grande bourgeoisie provinciale. Une France avec une classe prévaricatrice qui refuse de partager le pouvoir. C’est par l’étranger que je me suis reconstruit, que j’ai repris confiance. Je suis maintenant en forme et bien décidé à aider mon pays aussi!

Quels sont aujourd’hui vos nouveaux projets?
J’ai plusieurs projets en cours. A Paris, au parc de la Villette, je suis en train de travailler sur la création d’une piste de skateboard avec Vito Acconci et j’y suis aussi commissaire d’une exposition, «Envoyer/ Promener, les limites du regard». Je travaille sur une belle aventure autour de la création d’un livre sur l’œuvre du grand architecte, Hans-Walter Müller. J’écris des textes de catalogue sous forme de lettres. Cela me permet d’être au plus près de l’artiste et de son œuvre. Je vais souvent à Belgrade, je mets toute mon énergie pour ce petit pays abattu par son histoire contemporaine, j’y fais des workshops sur les métiers de l’exposition, des conférences, des visites d’atelier. C’est mon Plateau balkanique. J’ai plein d’amis à Belgrade, je leur dois beaucoup, et j’ai découvert des artistes formidables que je rêve de présenter en France. J’attends la réponse pour un projet que je leur ai soumis : Les mariages improbables pour le salon d’octobre 2006. Nous souhaitons inviter des artistes à se mettre en relation et à réagir en partant vraiment de la donnée de la ville, de l’espace public, de l’architecture. L’idée est à nouveau d’essayer de recréer de l’économie en redonnant une image à cette ville et de réaliser des mariages impossibles entre la Bosnie et la Serbie. Je vais peut-être partir vivre quelques mois à Berlin, je rêve aussi d’y construire un nouveau Plateau pour continuer ce que j’avais commencé à faire ici… Je crois qu’il ne faut pas s’enfermer mais, au contraire, penser l’Europe directement. Chaque exposition doit avoir sa réponse dans un autre pays européen. Il ne faut pas continuer à enfermer les artistes. Pour donner écho à mes convictions, j’ai présenté ma candidature avec Gaël Charbau, directeur de Particules, pour la direction du Palais de Tokyo.

Pouvez-vous nous donner un aperçu de votre proposition comme candidat à la nouvelle direction du Palais de Tokyo?
Ce projet était un manifeste, résolument européen, nous pensions à 2007, les cinquante ans de l’Europe et nous voulions créer de nombreux évènements à Paris et déborder du Palais, autour de la création contemporaine européenne. Souvent oubliée, la notion de temps est pour moi primordiale. Notre projet était de faire cohabiter trois temps dans un lieu unique. Un temps très rapide pour les jeunes artistes, avec un renouvellement très fréquent, sur des expositions d’une durée maximale d’un mois. Il me semble très important de montrer le travail des jeunes artistes de travailler avec eux, de leur donner confiance. J’aime cela, c’est un peu ma mission aux Beaux-arts de Genève en temps qu’artiste curateur. En parallèle, nous proposions un temps très long pour un artiste qui pouvait développer un projet ou une ou plusieurs monographies sur six ou huit mois. Mettre en place un processus de transmission d’une œuvre avec ses contradictions, ses complexités. Et bien sûr un temps intermédiaire pour des expositions monographiques ou autour d’une idée. Le Palais de Tokyo comme lieu du projet de l’artiste. Nous sommes arrivés en deuxième position, pas si mal pour des outsiders, mais notre projet est en adéquation avec notre époque dans sa mobilité. Il y était aussi prévu des bureaux, celui des artistes, des critiques et des centres d’art en région. Nous voulions rassembler toutes les énergies, après ces misérables luttes d’influence qui nous épuisent, et ne font plus rire personne. Mon inquiétude serait que maintenant les artistes vivant en France soient présentés au Grand-Palais et les artistes internationaux au Palais de Tokyo (trop de palais, pas assez de centre). Notre projet était celui de la mixité des propositions artistiques et du décloisonnement. Mais nous souhaitons bonne chance à Marc-Olivier Wahler. Le palais de Tokyo est un lieu crucial pour la création contemporaine.
Aujourd’hui, même sans le Palais de Tokyo, nous ne reculons pas pour réaliser notre projet à Paris.
Une chose favorable, de ne pas avoir Tokyo, me laisse un peu plus de temps pour ma peinture, là aussi je ne renonce pas. On subit dans ce pays un tel conservatisme que l’on me regarde comme une bête curieuse, artiste ou curateur il faut choisir, avec la même évidence que boire ou conduire. Ma vie est ainsi, j’aime monter des projets à la marge de l’esthétique et du politique, j’aime travailler avec les artistes, j’aime faire de la peinture-totalement. J’aime la vie tout simplement avec tous les êtres vivants. Je suis un artiste. I’m an artist (c’est plus clair?)……….

 

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