Communiqué de presse
Annette Dusseaux, Magali Lefebvre, Virginie Litzler, Philippe Rossetti et Sarah Tritz
Équilibre absent
Cinq très jeunes artistes se rassemblent à La Galerie, centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec, dans un projet d’exposition centré sur la notion de recherche.
La recherche artistique, sa diffusion et sa divulgation sont naturellement constitutives d’un centre d’art contemporain ; si l’accent a été mis sur ce point spécifique dans le processus de travail, ce n’est pas pour montrer son exclusivité ou ses résultats propres, mais, au contraire, pour mettre en lumière sa présence nécessaire, vérifier la pertinence que l’œuvre instaure dans un rapport au monde particulier. Choisir le travail de cinq très jeunes artistes résulte donc d’une volonté précise d’interrogation sur le rôle de la recherche dans son rapport à la société et à l’histoire, sur sa capacité à nous faire entendre et comprendre le monde.
Annette Dusseaux, Magali Lefebvre, Virginie Litzler, Philippe Rossetti et Sarah Tritz presentent leurs travaux dans le cadre de ce projet collectif, et Sylvia Marquet est invitée pour un insert dans le journal de l’exposition.
Ces artistes se trouvent dans un passage important de leur travail, où l’idée de recherche prend toute son importance. Dans une démarche artistique, celle-ci n’aboutit pas à proprement parler, il ne s’agit pas de trouver ce qui serait caché et déjà là , mais d’interroger la complexité du monde, dans un suspens de certitudes, avec une curiosité qui insiste et refuse le refuge des sentiers battus.
Nous sommes là où le langage est en train de se former. Le public reconnaîtra quelques influences d’œuvres d’art récentes ou antiques, des interrogations sur des problématiques qui nous semblent éloignées, nous rappellent des penseurs positivistes ou des artistes d’une modernité abstraite. On retrouve dans leurs œuvres des images du retable d’Issenheim de Grünewald, certaines lumières du Caravage dans leurs photos, une organisation du dessin distancié et rationnel qui nous ramène à Poussin, un purisme moderniste rappelant Le Corbusier. Toutes ces influences sont sûrement présentes dans les travaux exposés, mais il ne s’agit pas de citations, de reprises. On est ici dans l’action de la recherche qui mélange autant le vécu quotidien, l’histoire contemporaine que des problématiques pouvant apparaître comme dépassées aux jeux de la culture actuelle, mais qui permettent pourtant aux jeunes artistes de repenser leur travail et notre époque. Ils ne semblent pas avoir peur de mettre sur un même plan la perception d’un tableau et les sensations de la vie commune, de mélanger leurs idées sur l’histoire contemporaine avec des outils d’une autre époque.
Il y a un certain extrémisme dans les œuvres de ces cinq artistes. Cet extrémisme n’est pas à entendre comme celui qu’un art d’après-guerre nous a transmis, et qui invoquerait l’exclusivité d’un choix, une radicalisation de l’objet. Il y a un refus incontestable d’une pensée postmoderne des années 90, qui nous a habitués à considérer les œuvres comme étant « d’après… » -citations d’une époque dorée, ou un décalage ironique face à un monde négatif, impossible à décrire, définitivement muet. Le caractère extrême de ces démarches proviendrait de l’acceptation de la complexité du monde, de l’impossibilité d’un langage pur. Les cinq artistes semblent accepter la condition violente de la recherche. Ils s’enfoncent vers le centre instable d’une nébuleuse de sensations, d’expériences, de connaissance. Ils essaient de tenir tout ensemble à tout prix, conscients néanmoins du danger de ne pas trouver le moyen d’y parvenir.
Nous sommes amenés à voir un objet en pleine gestation, qui n’est pas au stade où sa nature nous est dévoilée de manière univoque : l’organisation de la forme est au travail. Ainsi, la cristallisation n’est absolument pas assurée de se fixer là où peut-être on l’attendait. À ce point de l’évolution, les possibles sont ouverts.
On se retrouve peut-être devant un nouveau chapitre de l’histoire en cours, où la pensée se réorganise face à un monde à la fois cruel et distant.
La chronique de ces dernières années plonge les cultures occidentales au centre de l’Histoire. La période pacifique qui régnait à l’intérieur de leurs frontières s’est définitivement brisée. Cette nouvelle génération d’artistes a grandi pendant le déroulement tragique de la guerre des Balkans, moment historique cruel et à la fois incompréhensible pour une culture qui se voulait « pacifique » et qui, jusqu’alors, considérait la richesse et son pouvoir politique comme des données naturelles. L’Histoire a définitivement changé la face de l’Europe et leur recherche semble indiquer une acceptation de la condition tragique dans laquelle on ne peut que regarder l’origine du mal.
L’après-guerre a amené, avec le boom économique des années 60, le désespoir né d’un sentiment d’impuissance à changer le monde. La culture néolibérale des années 80 et 90 s’en est saisie en usant de l’ironie et du cynisme. Au XXIe siècle débutant, ces jeunes artistes ont l’air de privilégier une attitude vigilante face à la vie. La réalité ne semble pas être une instance où les données seraient déjà décodées, elle s’éprouverait par une expérience consciente et singulière. L’histoire actuelle va-t-elle rétablir la primauté de l’individu ?
Pour ces nouveaux artistes, la perception du monde est une affaire de responsabilité personnelle, elle est fondamentalement active. Le monde n’est pas donné d’avance, il est à découvrir entièrement à travers le filtre de leurs sens respectifs. L’histoire et la culture ne sont pas considérées comme des entités, mais plutôt, comme des tremplins pour penser le monde original qui s’ouvre devant leurs yeux. Ces jeunes gens savent à quelle période ils survivent. Ils savent ce que la pensée individuelle renvoie d’insuffisance. Pourtant, la conviction est bien là , l’histoire construite collectivement ne peut être élaborée qu’à travers une expérience perceptive, nécessairement personnelle.
On fait face dans cette exposition à des œuvres en devenir, lesquelles, avec une nécessaire dose d’arrogance, essaient de tout tenir ensemble, de repenser le monde tout en gardant les outils déjà disponibles. On observe des œuvres qui ne sont pas fabriquées pour être confiées aux canaux habituels de la diffusion car elles ont encore besoin des leurs auteurs. Ces œuvres dépendent fortement de la capacité de l’artiste à se maintenir avec toute cette charge en équilibre.
Le point de contact entre le pied du funambule et le fil peut être infime. S’il vient à manquer, l’équilibriste défaille, est précipité dans le vide. L’équilibriste fait de son corps un seul point, un centre, une infime surface de contact, qui, le temps d’un instant, arrête sa condition instable. Précipiter, rester, sinon s’en sortir.
C’est cette infime surface, cet instant unique et nécessaire qu’on essaie de mettre ici en lumière. Non pas pour fêter les qualités athlétiques des cinq artistes, ni pour en démontrer une attitude héroïque. Il s’agit ici de mettre en évidence leur attitude qui privilégie toutes ces positions où, justement, les fausses vertus ne sont pas admises. Il ne s’agit donc pas de définir le travail de ces jeunes plasticiens par rapport au contexte dans lequel ils ont appris à agir, ni d’établir la liste de correspondances entre leur production et ce que le milieu actuel nous donne à voir.
L’équilibre est forcément la suspension d’une condition instable, et si, dans leurs travaux, les cinq artistes ont abouti à des résultats différents, c’est justement la recherche, avec tous les éléments et les attitudes qu’elle met en jeu, qui a permis la construction d’une œuvre en devenir. Rechercher pour suspendre une condition instable, pour définir, le temps d’un instant, une hypothèse crédible : parler au monde en dévoilant le monde.
Ce qui est présenté n’est ni le désastre de la chute, ni le spectacle magique du funambule. C’est le petit point nécessaire à maintenir l’équilibre qui, ponctuellement trouvé, est la condition d’existence des œuvres.
Bernhard Rüdiger, commissaire de l’exposition, septembre 2004.
Commissaire
Bernhard Rüdiger
Artiste, théoricien, écrivain, initiateur dans les années quatre-vingt-dix d’une revue et du collectif d’artistes Lo Spazio di Via Lazzaro Palazzo, à Milan, Bernhard Rüdiger est aussi un enseignant engagé depuis ses débuts, en tant qu’artiste résident, à l’école d’art de Bourges, puis en tant que professeur à l’école d’art de Tours, de Valenciennes et actuellement à celle de Lyon. Nombreux sont les jeunes artistes actifs et présents sur la scène artistique française et internationale qui ont pu, au cours de leur formation et de leur parcours professionnel, le côtoyer et profiter de son enseignement.