Thomas Hirschhorn pratique l’art oxymorique de l’accumulation pauvre. Depuis une quinzaine d’années, cet artiste suisse mondialement reconnu, résidant en France, se distingue par des installations proliférantes où s’accumulent objets, images et informations. Ces Å“uvres, identifiables à leur forte charge politique aussi bien qu’à leurs matériaux pauvres (ruban adhésif, scotch, carton, papier aluminium, etc.), ont souvent trouvé leur pleine résonance dans l’espace public, notamment dans des zones éloignées du «monde de l’art».
Skultur Sorbier Station (Station où trier la sculpture, 1977), série de vitrines disposées à la station de métro Stalingrad à Paris, ou Musée Précaire Albinet (2004), exposition des chefs-d’Å“uvre de l’art moderne au pied d’une barre d’immeubles à Aubervilliers, proposaient ainsi une réflexion en acte sur les conditions d’une pratique artistique engagée, en marge des territoires institutionnels.
Avec Equality Float (Char de l’égalité), présentée aujourd’hui à la Douane — l’espace «grand format» de la galerie Chantal Crousel —, Thomas Hirschhorn opère le mouvement inverse: il fait entrer dans un espace institutionnel privé, une forme spécifique à l’espace urbain, le «char». Produite en 2008 pour le musée de Vigo en Espagne, Equality Float doit sa forme aux défilés de chars auxquels l’artiste a pu assister sur place. Empreints de la culture folklorique locale qu’ils célèbrent, ces véhicules décorés de fleurs offrent un espace de création mobile et festif.
De 1997 à 2004, Thomas Hirschhorn avait souvent décliné trois autres formes d’installations associées à la commémoration: les «kiosks» (ou «pavillons»), les «altars» (ou «autels») et les «monuments». Il s’agissait de célébrer ses «héros» en littérature (Robert Walser, Emmanuel Bove, Raymond Carver, Ingebor Bachman, etc.), en art (Otto Freunlich, Fernand Léger, Emil Nolde, Piet Mondrian, etc.), ou en philosophie (Spinoza, Deleuze, Bataille, Gramsci).
Aujourd’hui, le «char», utilisé depuis les carnavals du XVIIe siècle jusqu’aux marches identitaires contemporaines (Gay Pride, Techno parade, etc.) est emprunté par l’artiste pour promouvoir, non pas une minorité particulière ou même une contre-culture, mais sa conception d’une valeur universelle — l’égalité — presque surannée, voire utopique.
Une communauté des inégaux, c’est le titre de l’ouvrage écrit par le philosophe Markus Steinweg, dans le cadre de ce projet. Après Exhibiting Poetry Today en 2009 qui finalisait une longue collaboration avec le poète Manuel Joseph par une tentative de mise en espace de sa poésie, Equality Float constitue une nouvelle occasion pour Thomas Hirschhorn de mettre en avant un matériau textuel.
Long de vingt-deux pages, Une Communauté des inégaux tente une synthèse des pensées modernes relatives à la notion éponyme — de Kant à Blanchot. Non seulement placardé en version intégrale en plusieurs endroits du char, ce texte donne lieu à une sorte de cut up: le char est parcouru de courts extraits à la typographie hypertrophiée, comme autant de slogans fédérateurs.
Derrière l’apparent désordre de l’installation, se cache un agencement rigoureux dont témoignent, soigneusement exposés sous une vitrine, les textes, dessins, plans préparatoires de l’artiste.
Non seulement on y découvre de nombreuses photos de chars prises à Vigo, une liste des titres envisagés pour l’installation (Clinic Equality, ou Equality Kitty(!), etc.), une «carte de l’amitié entre la philosophie et l’art», mais aussi des plans très précis du char, répartissant chacun de ses éléments selon trois critères: la thématique, la position, la forme.
Unifié par la prédominance des couleurs bleue et jaune, les lignes de fleurs, les panneaux de mots, les livres et les fils électriques qui courent sur les flancs du char, celui-ci propose une composition presque classiquement symétrique.
En son centre, une reproduction de grande taille d’un ouvrage matriciel: Le Contrat social de Rousseau. De part et d’autre, dans le sens de la longueur, deux mains géantes: l’une ouverte reçoit de l’autre une moitié de doliprane géant rouge et blanc.
A l’avant, une revendication principale: «Equality in Low and Life». A l’arrière, la bibliothèque des ouvrages qui ont nourri intellectuellement le projet, avec une bibliographie bilingue des titres consultés (de Kant à Chomsky).
Enfin, suspendus aux quatre coins du char et donc consultables, outre Le Contrat social en format de poche, La Critique de la raison pure, un recueil de textes de Michel Foucault et A Theory of Justice de John Rawls. Mais l’installation fonctionne avant tout comme une transcription plastique de cette matrice philosophique.
Sur des cartons accrochés aux flancs du char, figurent des listes de mots — aussi bien mélioratifs que dysphoriques — associés conjointement par Thomas Hirschhorn et Markus Steinweig à huit mots-clés liés à la notion d’égalité, dans le monde contemporain.
Chaque entrée est reliée par un fil bleu à sa traduction plastique: «Politics» à un doliprane rouge et blanc, «The One World» à un globe à facettes, «Universality» à des mannequins distribuant des dolipranes géants, «Truth» à un igloo transparent contenant des statuettes africaines, «Justice» à quatre pèse-personnes, etc.
En figurant ainsi la dégradation de valeurs jadis considérées comme essentielles à l’élaboration d’une communauté véritable, Thomas Hirschhorn ajoute un registre satirique à sa charge politique.
Dans la droite ligne de la pensée carnavalesque théorisée jadis par le critique littéraire Michaël Bakhtine au sujet de l’Å“uvre de Rabelais («Le principe du rire et de la sensation carnavalesque du monde qui sont à la base du grotesque détruisent le sérieux unilatéral et toutes les prétentions à une signification et à une inconditionnalité située hors du temps»), Thomas Hirschhorn trouve avec le char la forme qui insuffle à son art, une distance, une ironie salvatrice. Celle-là même qui fait défaut à un artiste parfois tenté par une posture démonstrative comme dans Crystal of Resistance, présentée concomitamment à la Biennale de Venise: une installation dévorée par une accumulation d’images de guerre presque insoutenables.
«Est-ce que mon travail s’adresse à tous les hommes sans en exclure un?», se demande Thomas Hirschhorn dans Flamme éternelle, texte de 2007. De fait, la pauvreté des matériaux, les procédés du recyclage et du collage ou les slogans comme autant d’adresses directes ne peuvent manquer d’interpeller le visiteur; sans compter l’interactivité consubstantielle au char qui se traduit ici par une bassine d’où débordent de nombreux exemplaires du texte de Markus Steinweg ou par des dolipranes hypertrophiées qui ruissellent du char comme autant d’offrandes aux visiteurs.
L’immobilité d’un char où il est interdit de monter, s’asseoir et discuter pourrait contredire son origine festive et populaire. A moins que cette apparente réification ne fasse partie du jeu. Comme désactivé, Equality Float figurerait alors le risque de muséification précoce aussi bien du char que de la notion d’égalité.
Mais l’énergie, l’urgence, qui se dégage de cette pièce gigantesque et modeste constitue plutôt un appel, une invitation à agir. Car Thomas Hirschhorn ne s’en cache pas: que les valeurs qu’il promeut prennent corps, que ses installations impactent la situation politique: telle est, par-delà tout esthétisme, la finalité de son art.
Nul doute qu’en attendant, pour réveiller les consciences assoupies, il continuera de souscrire au mot de Bruce Nauman qui, évoquant son propre travail, souhaitait qu’il produise «l’effet d’un coup de batte de base ball dans la gueule».
Oeuvres
— Thomas Hirschhorn, Equality Float, 2008. Technique mixte. 2100 x 600 x 340 cm.
Publications
— Thomas Hirschhorn, Equality Float, 2011
— Thomas Hirschhorn, Phaidon, 2004